autobiographies #14 | toutes les images disparaîtront…

Toutes les images disparaîtront…

l’harmonica de mon père, son piège à filles

les portes des usines marouflées d’affiches de la CGT et du PCF

l’odeur âcre de la javel mêlée à celle de la lessive, celle du pain rassis que ma mère transforme en pain perdu, rares matins où je la trouvais merveilleuse, le cochon rose en pâte d’amande de la Saint Antoine, les bugnes de Mardi Gras, les râpées de pommes de terre gorgées d’huile

les bruits des autres, ceux d’à côté, ceux d’en haut, des ouvriers comme nous, dans notre HLM

les mots qui font rêver, fil d’Ecosse, gros grain, échancrure, smocks, plissé soleil, les expressions honnies, être fagotée comme l’as de pique, faire tapisserie , et tous les mots qui s’appauvrissent problématique, déconstruire et qui deviennent des mots de supermarché

le Père Noël est une ordure, quel courage il faut pour dire JE

Baudelaire écrit que le beau est bizarre,

Marina Abramovic et Ulay, face à face, un arc tendu entre eux, une flèche en suspension

Barbara au piano et les mots qui lui viennent, le 12 mai 1981, REGARDE, UN HOMME, UNE ROSE À LA MAIN ….

un champ où paît un cheval, couleur palomino, crinière et queue blanches, quel nom allons-nous lui donner? je me creuse les méninges, je n’ai pas l’habitude de donner des noms aux chevaux

un grand terrain vague qui s’étend jusqu’à un petit bois clairsemé, le temps est brumeux, on devine au fond quelques caravanes et un chapiteau à demi-monté, laissant penser qu’un cirque y a élu domicile

un appartement de standing, un grand couloir, qui dessert les trois chambres, séparé de la salle à manger par une porte, ce détail avait semblé un luxe à la petite fille d’alors

on prévoit quelque chose d’un peu spécial ce soir, tu restes? Sous les blousons ils ont glissé des bombes aérosol, à l’intérieur d’une camionnette, du matériel posé à même le sol, un balai à encoller, un seau de glu et plusieurs affiches réclamant l’arrêt de la guerre,

la Méditerranée, l’une des plus grandes fosses communes du Monde

les Gilets Jaunes, Verts, Rouges, Roses, convergence

l’air qui se réchauffe à chaque heure qui passe, chaque minute

le Covid, on est tous devenus des hallucinés du temps

je suis passée chez le coiffeur, j’ai les cheveux courts, c’est radical mais ça me plaît

ce matin j’ai trouvé une chatte dans une benne à ordures, elle est minuscule, je lui ai acheté des aliments pour chatons, un collier rouge avec une clochette, une souris en mousse, toutes les deux ensemble, nous ressemblons à une vraie famille

l’architecte dessine avec la main de grandes lignes dans l’air, il y aura des coulées vertes et des éléments architecturaux comme des arcades et des bassins, on construira d’abord des bureaux puis des résidences d’habitation et des passerelles. Et après ?

elle reste là debout, des feuilles de palmier ondulent gentiment sur un poster mural, elle essaye des chaussures à talons, serre son chemisier blanc sur sa poitrine et tire un peu sur sa jupe, on dirait une pute

ça sent le similicuir, l’eau de toilette et le tabac froid, j’ai la nausée

premier mariage, premier enfant, premier téléphone portable, premier divorce, premier amant, premier cancer

le feu passe au vert, j ouvre la fenêtre et l’air frais s’engouffre et me baise au visage

elle choisit le cd de Philippe Léotard, À l’amour comme à la guerre, sa chanson préférée, PARFAITEMENT, PARCE QUE…

Tout s’effacera en une seconde, toutes nos existences, tous nos regards.

A propos de Monique Renaudeau

Entre lecture et écriture, amoureuse de la mer et des mots, ceux qui surgissent ou qui reviennent, ceux qui s’enchaînent et qui deviennent phrases, des marées de mots.

4 commentaires à propos de “autobiographies #14 | toutes les images disparaîtront…”

  1. J’aime beaucoup ces moments où, on ne sait plus si on est dans le passé ou au présent. merci.

  2. je retiens  » quel courage il faut pour dire JE », la découverte du chaton et cette idée de faire une famille avec lui
    comme je comprends, comme j’aime…
    vous retrouver, vous et vos envies de mer, ensemble prises par la marée…

  3. force concrète de vos images; une vie bruisse; le monde sourd. Ce JE au présent (aujourd’hui tout de suite maintenant) et les images anciennes; les affiches marouflées et la naissance du cheval ; la mer qui est une fosse et l’air qui me baise au visage… les rues en gilets rassemblés et cette coupe radicale « qui me plait «