autobiographies #06 | le comprimé de Nautamine

On partait d’un morceau de nuit, celui dont on nous privait en se glissant dans la chambre, avec un chuchotement que l’on attendait, cette menace emportée avec soi quelques heures auparavant, la veille, un autre jour, une même nuit, un morceau de nuit que l’on ne voulait pas connaître, pourtant il le fallait, debout, en dehors des draps, s’extraire, tâtonner dans l’air que l’on trouvait trop frais, s’engager dans ce moment avant l’aube encore jamais fréquenté, éveillé, qui n’existait que par la lueur de quelques ampoules, les sons contenus – pas feutrés, voix basses, portes closes – pour ne pas réveiller les cousins qui resteraient, sans même tenter de prendre forme, de reconstruire les limites du corps par le ruissellement d’une eau chaude, un gant sur la peau, à peine un brin de toilette, une main humide plaquant des doigts froids, la tête inclinée sous le robinet, les yeux encore fermés, tandis que sur la toile cirée de la salle à manger, une tartine était posée, beurre et confiture de fraise, dans laquelle avait été caché un comprimé de Nautamine, que l’on croquait, amer, avec un haut le cœur, l’interdiction de recracher, et personne à embrasser, tous dormaient, il ne restait plus qu’à descendre l’escalier, ses marches, son couloir tout juste éclairé, pour trouver en bas, calé contre le trottoir, sous le halo d’un réverbère, la DS beige, aplatie, l’odeur du pot d’échappement toussant encore un peu de cette foutue nausée matinale, avant de se ranger sur la banquette arrière, la tête contre la vitre pour poursuivre, la main serrée sur la portière, le muret trop bas qui ondulait, les lassos de la route, les phares, le ravin pierreux, la falaise qui pleurait des morceaux de caillasse, les panneaux triangulaires marqués d’un point d’exclamation, l’image des voitures désossées au fond de la vallée, tous les méandres du danger dans lesquels l’esprit se perdait, impossible de rêver, le nez collé sur la fenêtre, deux centimètres, à peine baissée, pour aspirer une coulée d’air empreinte de forêt, atténuer le balancement de la suspension dite Citroën, la nausée, la boule qui montait, montait dans la gorge jusque sous le palais, que l’on croyait chasser, faire redescendre au creux de l’estomac, déglutissant, mais revenait, la peur avec, de se faire gronder, de devoir s’arrêter, ne pouvoir s’arrêter à temps, la main devant la bouche, la tartine, beurre et confiture de fraise, à peine mâchée, les morceaux de comprimé, blancs, concassés.

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