autobiographies #06 | une nuit persane

© Lisa Diez, Tabriz, 2010

En file indienne les aisselles chargées de sumac, de safran, de cumin s’agitent sous une valse d’étoffes ocres, brunes, kakis, noires, noires, noires, l’autocar tangue et s’affaisse, derrière leurs barbes les hommes encombrés de sacs plastiques débordent de roses sèches, de riz, de sourcils froncés, les yeux des femmes observent sans regarder, voient tout, celle-ci se plisse sur le large siège moelleux, ses gestes ronds présagent un corps doux, elle abaisse son dossier, ajuste le tissus sur son front, murmure à l’époux quelques paroles atones, caresse d’un clignement sec l’homme blanc à sa droite, entend peut-être le ronron du moteur déposer sous ses yeux bleus une nappe musicale à pente mineure alors que le ciel pourpre attrape enfin le violet de la nuit et que le véhicule entame sa course rocailleuse vers Ispahan, les paupières se ferment sous les tissus serrés, personne ne regarde le film sur le petit écran pendu, une femme aux yeux brillants y trouve le temps de pleurer puis la nuit tamise l’habitacle, éteint les voix, referme les sacs, elle est lourde lorsque l’engin se gare en zone obscure où quelques baraques semblent attendre, le ciel montre ses étoiles en silence, soudain les hurlements de chiens et de justiciers à kalachnikovs percent l’autocar, vident les regards de ses passagers qui sortent rigides rangés par sexe, paquets d’hommes fondant dans le noir, femmes drapées rejoignant une file insensée où la jeune étrangère prête à mourir les suit, cherche en vain des regards apaisants jusqu’au face à face avec la longue militaire qui feuillette son passeport en riant avant d’enfiler un gant destiné à celles qui n’osent pas pleurer en rejoignant l’attente infinie des hommes et de l’autocar flairés au loin de fond en comble, puis les chairs bousculées des deux sexes s’y retrouvent, étreintes immobiles bouches sèches qui ne sentent pas l’engin se remettre à rouler tout droit vers l’invraisemblable beauté de l’aube sur le désert blanc.

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, la réalisation documentaire, la photo, la médiation artistique… et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif ALS) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

Un commentaire à propos de “autobiographies #06 | une nuit persane”

  1. ça fonctionne à bloc, outil à vraiment conserver tout auprès de la table à écrire, et les voyages imaginaires pourraient compléter les voyages réels