autobiographies #08 | Salim nos pieds dans l’herbe gelée

Quand je vois Salim ; ses doigts couverts d’engelures ; je me dis j’ai tout à désapprendre ; je ne me souviens que ; sa peur ; coudes frottés contre les côtes ; le geste réitéré ; les mots linoléum ; dans le sourire tu sais Salim ça veut dire quoi, tu sais Salim ça veut dire sûr, ça veut dire en sécurité ; ça le fait rire d’avoir dévié ; l’étymologie ; le rire fait baisser sa tête ; comme s’il devait avoir honte ; au final ; de tout ça ; la vie saisie par les pieds ; remuée dans le froid ; remuée l’année de marche ; depuis le vide le long néant désert syrien ; les pieds dans l’herbe gelée ; une forêt géante interminable à l’est de la Pologne ; les doigts boursoufflés rougis par le froid ; le nez déformé ; l’arrière des oreilles ; j’applique une crème ; c’est douloureux ; très ; il sursaute ; souffle entre les dents ; mâchoires serrées ; le bout des chaussures frotté sur le linoléum ; c’est bientôt fini ; et les pieds ? je demande ; il avait trois chaussettes ; il avait volé de bonnes chaussures à des militaires russes ; mais c’était deux chaussures pour le pied droit ; ça lui a fait mal très mal aux chevilles ;  il me regarde ; il me détaille ; les pupilles dans la forêt ; les mains gonflées de froid ; l’hiver insomniaque ; on sourit ensemble ; on a le même âge ; tu es courageux je dis ; c’est important de dire ; dire dans les mains ; dans le bout des semelles ; se tordent sur le linoléum ; dire deux fois ; redire pour que ce soit compris ; quoi redis ; après ça reste longtemps gravé dans la tête ; tu connais du monde ici ; non je connais personne ; j’ai peur des autres je fais pas confiance ; je cache mes affaires ; j’ai acheté trois cadenas ; tu as réussi à venir c’est quelque chose ça tout de même ; il sourit ; oui mais toi c’est mieux tu as un travail c’est mieux ça ; oh tu sais infirmier ici c’est pas ; chez nous c’est grand infirmier c’est grand travail ; je regarde ses pieds ; il a eu du mal à enlever les chaussettes ; les trois paires emplies de mousses de brins d’herbes ; l’eau noire ; je m’aperçois ; engelures bleues ; la peau trop blanche ; bleue aussi ; les plaies ; ont dégénéré ; vous avez gardé trop longtemps vos chaussures ; qu’est-ce que ça veut dire ; ça veut dire que ; je dis plus rien ; l’engelure est si profonde ; les orteils ; le plat du pied ; le bord ; je vois ce qu’il ; je palpe ; l’opération ; je vois la boue les nuits les bras collés aux jambes ; au bout des jambes les pieds qui nagent ; l’eau noire ; la puanteur ; je vois déjà ; les yeux qui viendront lui dire ; avec les papiers devant les yeux ; dire ce qui doit ; l’amputation ; convalescence ; l’amputation ; l’âme ; l’herbe gelée ; forêt de pieds ; chemins de plaie ; chemins ; rééducation ; guerre du corps ; débâcle ; régression progression ; vie survie ; ton âme ; Salim mon âge ; mon frère lointain ; nos vies contraires ; on va se voir encore souvent ; ne t’inquiète plus ; tout ça c’est fini ; tu es entre de bonnes mains ; on va te guérir ; Salim nos vies ; Salim nos pieds dans l’herbe gelée.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

12 commentaires à propos de “autobiographies #08 | Salim nos pieds dans l’herbe gelée”

  1. Mais que j’aime ce texte – Je me suis fait complètement happée, en plein coeur pour Salim, de vos pieds à vos sourires, par cette rencontre. De ce point virgule, qui ponctue si bien, ce dialogue silencieux. Tellement d’images surgissant à la lecture. Merci beaucoup Françoise.

  2. Comment la violence peut–elle être dite avec douceur ? Je suis impressionnée. Poignant et beau.