autobiographies #09 | Les chironomes

Il y a la sensation de la terre et puis la sensation de l’eau, enveloppante. Il y a d’abord l’ombre et puis des lueurs vertes. Le silence se fait. La surface s’éloigne. Résonne un son de clochette : têtu. A chaque brasse, il tintinnabule. Son corps, descend, ondule et vibre. Il s’aplatit. Il glisse entre les pierres parmi les vermisseaux rouges. Ce sont des chironomes. Gorgés d’hémoglobine, les vermisseaux agitent la vase. Il descend. Il emprunte un conduit. Par endroit, c’est strié. Ses membres rebondissent contre la paroi. Elle est élastique. A l’extrémité du tunnel, il y a une cavité. Elle est étroite. C’est chaud dans la cavité. Elle est habitée par un autre corps. Ce corps pulse. Il est rond et il est plein et nimbé d’une lumière tiède. Tiède et pourtant : têtue. Résonne le bruit des clochettes. La pièce se balance. Il a faim. Le sol chauffe. Il y a une mélodie derrière les murs. L’air est rance, un peu. L’autre corps se tourne. Lui, il glisse. Il est au sol dans la cavité. C’est une pièce aveugle, dépourvue d’objet. Il veut remonter. Il s’appuie contre une paroi. La surface est tressée comme de la toile de verre. Elle se déchire. Une lumière jaillit. Ici, passait une voie de chemin de fer, dit le grand costaud avec son costume bleu de contrôleur et son képi octogonal en agitant la main d’un mouvement sec, sous la fenêtre, parfaitement, sur le parquet, elle traversait toute la pièce, de long en large. Résonne le son des clochettes. Cette fois-ci il est plus grave et la note plus longue. De long en large, ça n’a aucun sens. De long en large, ça déraille, forcément. Les bras poussent l’air pour avancer, ou l’eau. Il est une voie de chemin de fer sur le parquet et les lattes sont luisantes. Un rayon de lune perce les carreaux et frappe le coin du mur. Dans le jardin, derrière l’ombre des arbres, est une lueur. La gueule de l’animal se rapproche. La lueur tremblotante a des allures de fanal. La pièce vibre. C’est une pièce vide. Bien évidemment on a pris soin de retirer les meubles, une chaise sur une voie de chemin de fer… une chaise ça n’aurait pas de sens, des bancs tout au plus oui, mais il ne passe plus personne ici. Nous avons gardé quelques oreillers en plumes d’oie. Le train ne viendra pas. La lueur tremblotante dans le fond du jardin faiblit. La gueule s’éteint. La pièce sent le bois. A midi, le bois mollit. Il emprunte le siphon. Le bois s’échauffe et se tord. Il s’écoule en spirales vers le centre de la pièce. Lorsqu’ils se sont mis à vieillir, l’escalier a été condamné. Il suffit d’attendre que la chaleur monte. Il s’enfonce et glisse en direction du rez-de-chaussée. Que deviennent les larves de chironomes ? Lorsqu’elles sont mordues, puis mâchées, le sang des larves s’écoule en filets ténus au fond de l’eau. Ce sont des fils d’abord. Puis le sang se déploie comme une étoffe. Il se dilue puis disparaît. Il est au rez-de-chaussée. Il se souvient du changement de températures. Le matin, le midi, le soir. Il se souvient du changement des saisons. L’oscillation des vermisseaux au gré du courant, a quelque chose de musical. Il hésite souvent à les croquer. Ou alors les nouer, les tresser, et naviguer, ramer avec agilité. L’embarcation est souple et vivante. Il s’empare d’une brindille. Il fait nuit et il y a, dessous, le mouvement ample du cours d’eau. Sur et sous l’eau est le flux contradictoire des courants. L’un avance. L’autre recule. L’un pousse vers la berge. L’autre ramène au centre. L’un tourbillonne autour d’une souche. Parfois le dessus rencontre le dessous, l’eau tourbillonne, plaque résidus flottants et branches contre la pile du pont. Il s’éloigne. Tout au fond, des algues et des cheveux ondulent. Les vermisseaux s’agitent et croquent au passage quelques particules microscopiques. Ce sont de longs cheveux, qui se déploient comme une étoffe aussi, lorsque le courant s’apaise. Et au bout de ces cheveux, lorsqu’il évolue, prudemment le long d’une mèche, le long du fil noir et soyeux, ainsi qu’un funambule, quelque part entre la danse et la nage, il y a la chambre. Et dans la chambre, il y a un corps. Et le corps ne bouge pas.

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?