autobiographies #15 | onirisme

Note au lecteur courageux :
Ce texte prend une place particulière dans mes écrits car il est un pont entre plusieurs. Il est, par exemple, le développement d’une partie d’un texte publié lors des ateliers d’été, plus exactement la dernière proposition du cycle « Progression » inspiré par les 56 fragments de l’Anvers de Bolaño, intitulé Photographies d’une ville invisible – cliquez ici
pour y accéder – et, plus particulièrement les fragments 26 à 30. Ce texte est aussi une sorte de préquelle d’un manuscrit inachevé qui surgira peut-être un jour. J’avais besoin d’une telle proposition pour construire ce pont. J’avais besoin de cet élément architectural.

À vrai dire, je me souviens plus de la première fois que je l’ai aperçu. J’ai la vague impression de le connaître depuis toujours, ce qui, évidemment, n’est guère envisageable. Même si la notion de « toujours » à l’échelle d’une vie humaine, la mienne en l’occurrence, n’a pas beaucoup de sens. Ce que je veux dire c’est que j’ai simplement l’impression qu’il a toujours fait partie de ma vie. Ou plutôt de mes nuits.
L’homme dont je vous parle habite mes rêves. Ne vous méprenez pas, ce n’est pas une personne dont je rêve dans le sens où je la désire, où je l’envie, où je m’identifie à elle. Non, rien de tout ça, cet homme habite réellement dans mes rêves, il est un personnage qui en fait partie de façon récurrente sans, à ma connaissance, que je ne l’y ai jamais invité. Je ne l’ai jamais rencontré ailleurs, je ne l’ai jamais vu avec mes yeux. Il vit là et je suis bien incapable de l’en empêcher parce que mes rêves ne m’appartiennent pas. 

Nuit du 5 au 6 mai
Les cerisiers sont en fleurs, une pluie de fleurs qui tombent sur le chemin. Il y a du japonais dans cette image, du Miyazaki ou du Kurosawa. L’atmosphère est suspendu au vol de ces pétales, une impression de sucre pour la douceur presque mièvre, une crème fondante, une légèreté enivrante. Je l’accompagne sur ce chemin, canotier, pantalon et vestes claires, fleur à la boutonnière, fin XIXème. Du Proust, jusqu’aux madeleines de la Tante Léonie qui le replongent dans cette atmosphère amoureuse. C’est bien de l’amour, dans la transpiration sentimentale. Je marche à ses côtés et il m’a reconnu. Je suis le frère de l’aimée, Virginie (et pas Albertine), mais j’ai les traits d’un ami de toujours. Il me connaît, il me voit souvent. Je suis le caméo de ses rêves, j’apparais dans chacun d’eux ou presque. En toutes circonstances, à toutes les époques. Parfois à ses côtés, comme cette fois, parfois faisant partie du décor. Je suis sa signature au plein de coeur de ses nuits. Je suis l’acteur permanent de son inconscient.

Nuit du 24 au 25 mars 2018
Je prends vie dans un costume gris. Je dois avoir une bonne cinquantaine d’années mais j’en parais plus. Pas très en forme, chauve pour l’essentiel, replet, teint grisâtre. Je paraît triste parce que je suis triste. Je sais pourquoi, c’est un cauchemar. Je dois jouer dans son cauchemar. J’aime pas ça. Je ressemble vaguement à l’automobiliste qui l’a insulté la veille parce qu’il traversait en dehors du passage piéton. Et puis, pourquoi a-t-il tant mangé hier soir ? Trois plâtrées de paella, c’est exagéré. Evidemment, je suis déjà en place quand il arrive. Lorsqu’il m’aperçoit, il se met immédiatement à courir. C’est peut-être le couteau de boucher qui lui a fait peur. Ou le sang partout dans la pièce. C’est parti pour la course-poursuite. Je le talonne, je veux qu’il sente mon souffle dans son cou. On traverse des maisons, des jardins, sans aucun doute celles et ceux de son enfance. Je le laisse avec un couteau planté dans le dos avant de disparaître. Il n’avait qu’à traverser sur le passage piéton.

Nuit du 13 au 14 août
Je ne sais pas s’il m’a vu. Je crois mais c’est pas sûr. Cette fois-ci, je fais juste partie du décor. Je suis caché derrière un palmier, entre les fougères et les lianes. Mon chapeau d’explorateur et mon long fusil dépassent, il regarde dans ma direction mais son regard ne s’arrête pas sur moi. Il est plus intéressé par les héliconias rougeoyants et les énormes fleurs des rafflésies. L’urubu à tête rouge veille, le perroquet ara joue, le toucan toco s’inquiète et le colibri huppé collecte sans relâche. Le singe hurleur hurle, le nasique nasillone, le chimpanzé chimpanze. A quelques mètres de moi, un jaguar inoffensif joue avec un anaconda vert, jeux de peluches. Il est heureux, ça se sent. Je fais juste partie du décor, le rôle n’est pas gratifiant et l’action peu présente. C’est un rêve de contemplation, un rôle reposant. J’aimerais bien dormir, j’aimerais bien rêver moi aussi. A quoi rêve un personnage de rêve ? Un jour peut-être, je le saurai. Un jour, peut-être, je deviendrai réel.

Nuit du 19 au 20 novembre
Il se trouve sur un sentier avec deux amis, des copains de fac. Le soleil se couche et, tout à coup, le ciel devient couleur rouge sang. Il s’arrête, fatigué, et s’appuie contre une clôture tandis qu’au-dessus de lui, des langues de feu emplissent le ciel. Je me trouve face à lui, dans un champ de l’autre côté du sentier. Je tiens mes mains sur mes oreilles et je crie sans un un son. J’ai l’air hagard, les yeux grands ouverts, le visage émacié, la peau luisante de transpiration, une barbe de plusieurs jours. Je suis dans un tableau d’Edvard Munch et je crie l’infini qui traverse l’univers et déchire la nature. Il me regarde sans ciller, sans partager mon effroi. Il reprend sa route et le ciel redevient bleu et rose dans la lumière du crépuscule. Je ne sais pas à quoi je sers. Lui-même ne le sait pas. Nous autres personnages de rêves, sommes les créatures les plus inutiles du monde imaginaire. Tout au plus, on peut servir d’inspiration mais la plupart du temps, on n’est bons à rien. Ou à pas grand chose.

Nuit du 2 au 3 septembre
Depuis quelques années, avant chaque rentrée scolaire, il fait des rêves tout en couleurs. Des champs de fleurs multicolores, des villes avec des façades de maisons aux teintes chamarrées. Cette fois-ci, c’est un feu d’artifice. Silencieux, toujours, mais sans aucune limite chromatique. Toutes les couleurs y sont. Une aurore boréale avec des geysers explosifs déversant toutes sortes de couleurs dans le ciel. Je suis là, dans un coin, assis sur un banc. Probable qu’il ne me voit pas. C’est vrai que ça peut être beau un rêve d’enfant mais ce n’est pas une raison pour vivre en prison. Je ne veux plus être prisonnier de ses rêves, je veux m’évader. Je veux bien continuer à être le personnage de son imagination mais plus dans ce théâtre. S’il écrivait, je pourrais être personnage de roman. Ça, je veux bien. Il me ferait vivre des aventures dans lesquelles je prendrais une part active. Peut-être même que je pourrais croire qu’elles sont la vie réelle. Je veux me sentir vivant.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

9 commentaires à propos de “autobiographies #15 | onirisme”

    • Merci Line. Est-ce parce qu’en hiver les nuits sont plus longues que je me suis engouffré dans cette histoire de rêves ?

    • Merci Laurent. Plus qu’un visiteur, je l’ai voulu acteur. Dans le sens où il y joue un rôle. Mais le rêve permet aussi de lâcher la bride, chaque porte pouvant donner accès aux constructions imaginaires les plus folles et les plus délirantes.

  1. Mais les rêves sont la personne elle-même. Et pourtant on entend ce dédoublement. Et leur rencontre paraît tout à coup possible, un grand vertige.

    • C’est vrai qu’on perd un peu les pédales. Mais la part du rêve, c’est aussi de s’affranchir d’une certaine logique au profit de quelques délires que tu qualifies de vertige. Et je t’en remercie.

  2. Venant de travailler moi même la proposition, je voulais voir comment tu t’en étais sorti. Finalement tu donnes la parole à ton personnage qui devient Je le temps de quelques tableaux, et la rencontre a lieu dans le dernier.
    Pas facile quand même à mettre en place… bravo…
    Je retiens le cri effrayant et silencieux dans la toile, le couteau planté dans le dos…

    • Merci Françoise. Le désir du narrateur de devenir personnage de roman est l’endroit où je voulais arriver, avant même de commencer à écrire ce texte parce qu’il fait le lien avec un texte ultérieur, un manuscrit laissé en jachère. J’explore des chemins qui conduisent à un endroit déterminé, c’est exaltant comme processus. Et c’est nouveau pour moi.