#autobiographies #10 | Elle qui se joue de toi

Ahmed attend dans le PMU de la rue Jean Jaurès, il tient une lettre dans les mains, il a l’air très fatigué.

Elle est devant toi, tu la lis, tu la tords à peine, tu relis par la fin, les mots avancent, les mots marchent, les mots font leur trajet, les mots ne reviennent pas dans la bouche, tu ne sais pas ce que ça veut dire, elle sait que tu ne comprends plus : elle dit que tu dois quitter le territoire, un territoire tu ne sais pas ce que ça veut dire, un trottoir, un hall d’immeuble, un studio qui donne sur la tour B de la place Jean-Sans-Peur, un lit où tu as vécu vingt ans, où tu as été ouvrier, où tu as été marié, où tu as eu des enfants. Mais voilà, elle dit que tu es en errance, sans papiers depuis des années, tu ne sais pas ce que ça veut dire, elle dit que tu travailles, elle sait que tu travailles sans broncher, elle sait que tu disparais dans le travail, des heures innommables tu ne sais pas ce que ça veut dire, elle sait que tu as un salaire, plus innommable encore tu ne sais pas ce que ça veut dire, vingt euros pour douze heures de fatigue, elle coule sur ton silence, elle coule sur ton effroi. Ils te paient au black, ils te traitent de black, ils te forcent au black, elle te renvoie au black. Elle dit que tu es condamné, tu ne sais pas ce que ça veut dire condamné d’avance, elle dit que tu es venu caché, en toute irrégularité, tu ne sais pas ce que ça veut dire, fuir un pays où ils devaient tuer, piller, détruire, tu étais jeune encore, tu ne sais pas ce que ça veut dire, vingt ans, toute la vie devant toi, elle dit que tu n’avais qu’un sens, qu’une vision du monde, survivre à tout prix, elle dit que tu as balayé des rues, tu as vécu dans des caves, des squats, des arrière-cours. Elle dit que tu étais fauché, mais elle sait que tu étais vivant. Dieu t’a pointé du doigt à travers elle, elle dit que tu as fui ton pays au lieu de lutter là-bas, elle dit que tu dois y retourner, mais tu ne sais pas ce que ça veut dire, elle dit encore, elle marche sur toi, tu te sens vide, si vain, si black, partir anti-héros, rester anti-héros, partir rester te faire lyncher, tu ne sais pas ce que ça veut dire, rester pour vivre en secret, la peur, elle dit que tu es condamné, Ô Dieux de tes ancêtres, que conseillez-vous, vous qui fûtes si cléments dans les luttes, pour partir ne pas partir … (Une sirène à incendie se met à hurler dans la rue, des gens sortent des bureaux, affolés) Ô Dieux de tes ancêtres, est-ce un signe, est-ce un geste suprême, est-ce sa voix, son antre à elle, que dit-elle à présent qu’elle n’a jamais pris le temps de te dire ?

Il va pour s’élancer hors du café, ouvre la porte, des policiers rentrent dans une masse informe, ils sont géants, ils sortent des matraques, ils crient, tu ne sais pas ce que ça veut dire, « c’est lui ! c’est lui qui a foutu le feu ! » Ils frappent. Tu ne sais pas ce que ça veut dire.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

6 commentaires à propos de “#autobiographies #10 | Elle qui se joue de toi”