autobiographies #11 | la plaque électrique

On l’installe toujours sur le bord de l’évier, une planche surélevée, ou encore trouvée dehors, une énorme ardoise à cause de toujours la crainte du feu, on la pose sur le lave-linge quand l’espace en prête un peu, mais on a rarement de lave-linge, alors c’est au-dessus du frigo. Franchement neuve, elle fait craindre l’explosion soudaine de la prise multiple, un éclatement si furieux qu’il fait exploser toutes les prises en une seule fois, il faut avoir des fusibles de rechange et souvent bien des connaissances, qu’on n’a plus, alors l’on reste là, à regarder le compteur, à actionner prudemment de multiples manettes en attendant, le ventre noué, le miracle qui fera gicler toutes les lumières en même temps. De peur de se retrouver paralysé dans le noir, on l’actionne au petit matin, quand tout est encore contracté, à peine une aube sur un rebord de fenêtre, c’est le début des choses, alors comme c’est le début, elle fait entendre son petit craquement d’horlogerie délicate, comme on casse un bout de bois, une horlogerie décalée, moins audible avec le temps, rentrant peu à peu dans la respiration des murs. Personne n’est encore levé dans l’immeuble, on vit au rez-de-chaussée, l’air humide des fonds de caves monte en relents, c’est un studio à prix cassé dont personne ne veut, à la fenêtre ouverte dans la nuit chaude et silencieuse, on pourrait voir surgir la tête de curieux et pire, des corps géants qui escaladent la rambarde d’un seul mouvement et viennent contre ta tête récupérer quelques objets, sans la moindre crainte de surveillance. Alors on ferme tout, porte et fenêtre. La plaque bleuit légèrement sous le flux électrique, la casserole posée se met à chanter, chuinter, décider du petit ronron, le bruit de la chaleur dans l’eau qui remue, tourne et s’embulle. Les petits craquements de la fonte sont les premiers émois du matin, les signes d’une chaleur venue du monde, les lois de l’électricité du monde, elles font une bonne glaise dans le corps, elles fomentent un truc intime, rentrent dans l’oreille, font frissonner la cuillère à café, la plaque se met à léviter, légère bascule, crépitements de roche noire, souffle volcanique, la chaleur fabrique une panoplie d’oranges dans les bras repliés contre le torse, les murs gonflent et tanguent sous l’emprise d’une chaleur nouvelle. Un à un les tracas s’éloignent, la rue devient baleine arrimée à l’effort de mer, l’eau frise avec sa propre digue, le cahot des eaux est un couple émergeant des couvertures, l’air est chaud, s’embrase du désir de vivre, de faire, de monter des plans comme les bouillons d’eau brûlante commencent à monter, la vapeur ruisselle sur le mur, l’air bouillonne – il est temps d’éteindre. Alors elle se dénude, la pierrade, ouverte au déploiement des ondes, doucement crépite et reprend son souffle au moment tendre où sa chair se rétracte par petits bonds dans l’air moite. Et parfois – c’est l’Enfer. Ce jour-là, en pleine rue, loin derrière l’immeuble, la pensée qu’on a oublié de couper son élan, d’éteindre le circuit de feu, pris qu’on était dans la chaleur enveloppante, impossible d’y voir clair dans le dépliement des organes, ai-je bien tourné le bouton, me suis-je laissé bercer par ses secrets, oublieux de la vie qui va, qui avance sans qu’on agisse, et le souvenir ne fait pas revenir le souvenir du geste des doigts, alors la course à tout rompre, cœur et chevilles, chevilles et cœur, et tant pis le retard pris sur le travail, si dense est la vision impossible, celle d’une plaque ardente dans la petite cuisine, la plaque fumante, noire de tant rougir, électrisant jusqu’aux murs qui ne cessent de gonfler, imaginer le vice de l’incandescence quand la pousse électrique ne cesse d’enfler, déformer le fil résistif englué dans la ferraille, déborde sur la céramique… Alors bravant le désespoir, on arrive tout essoufflé, on se jette à corps perdu dans le théâtre, sa fumée âcre, on se déclare forfait pour la vraie vie, et puis on reste là, groggy, devant la plaque froide indifférente à nos ennuis, on se traite d’imbécile gros crétin, on se rassure ce n’était rien, refaire trois fois le geste, s’asseoir les jambes tremblantes, lorgner les murs et la tapisserie, on a cru tout perdre.   

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

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