autobiographies #06 I 12 juillet 1998. 21h-minuit

Tous les dimanches soirs, c’était le rituel de fermeture de la maison : débarrasser la table et ranger la cuisine, couper l’eau, arrêter le chauffage (un réflexe, même en été), vérifier les volets, fermer le verrou de la porte sur le jardin, ouvrir le frigo et emporter ce qu’on pouvait emporter, jeter le reste, ficeler le sac poubelle, le lancer dans le coffre pour le balancer dans la benne à la sortie du village, étouffer les cendres de la cheminée (il nous arrivait de faire du feu en été), retaper les coussins et les oreillers, fourrer les bottes de jardin dans le cagibis, rentrer les outils qui traînaient dans le jardin, rassembler les livres, les ordinateurs, les câbles, jeter un dernier coup d’œil dans chaque pièce, se donner un baiser pas toujours furtif en se croisant de la cuisine au grenier, de la cave à la chambre. Tous les dimanches soirs, on était heureux de partir, de savoir qu’on allait revenir, de n’avoir pas d’autre envie que d’être ensemble. Là ou ailleurs. Finalement, toutes les fins de semaines, c’était là.

Au bout d’une heure de ce petit ballet butinant, ce soir-là, on ferme la porte à clé derrière nous, on cale le sac sur le siège arrière, on s’installe. Démarrage en douceur sous les réverbères du village qui s’éclairent à l’unisson. Depuis la rue, jaillie de chaque maison, la lumière bleutée des écrans de télé. Ceinture bouclée, sa main légère posée sur ma cuisse. Le CD de La Passion selon Saint Matthieu aspiré par le lecteur. Le chœur d’ouverture qui s’élève. C’est parti pour trois heures jusqu’à Paris. Sur la nationale en lacets bocagers, la voiture glisse dans la nuit étoilée. Traversée des villages constellés de lueurs cathodiques. Un chien aboie agrippé aux barreaux d’un portail, dans le faisceau des phares un chat blanc détale. Au premier aria, le grand portique de l’autoroute se découpe sous la lune. Files de péage vides. De l’autre côté, un panneau lumineux informe que la circulation est fluide. Personne. Aucune voiture, aucun poids lourd. Ni devant, ni derrière, ni dans le sens opposé. On roule, phares transperçant la nuit déserte. Infime pression de sa main sur mon genou au moment de l’aria de la soprane. Kilomètres engloutis dans le souffle des chorals, crissement souple de l’asphalte. Porté par les chœurs, l’habitacle flotte dans la nuit fulgurante.

Péage de Saint-Arnoult. Désert. À la sortie de l’autoroute, les mots au lithium, « Mondial. France 3 – Brésil 0 », se diluent sur le chœur des croyants. Sur le dernier aria, les scintillements de Paris se mêlent à ceux de la voie lactée. À l’entrée dans la ville, chaque voix lance son adieu. Au moment du grand chœur final, une foule en liesse encercle la voiture, dans une clameur bigarrée qui se répand par vagues d’immeubles en immeubles, de rues en rues. « Et un, et deux, et trois, zéro ! » ; et parvient assourdie dans le silence cotonneux de l’habitacle. Doigt sur la touche d’éjection du CD. Regard hébété sur les drapeaux, les serpentins, les visages grimés, les corps désarticulés. Et soudain l’impérieux besoin d’aller nous coucher.

A propos de Corinne Dupuy

Détestant m'exprimer en public, je ne voulais pas enseigner. Je me suis retrouvée dans la com. Et j'ai fini par écrire un livre, paru aux éditions Velvet : https://www.editionsvelvet.com/a/corinne-dupuy/le-bernard-l-ermite-dans-l-aquarium. Si vous le lisez, vous comprendrez que "L'autobiographie comme fiction", ça me parle. Avec les confinements, j'ai quitté Paris. Je vis aujourd'hui dans les Côtes d'Armor.