autobiographies #08 | un bourg Trois lieux et des points-virgules

Le matin, fenêtres grandes ouvertes sur la Promenade ; Rose sur le pas de la porte ; un châle sur les épaules ; le chignon instable ; guettant le facteur ; comme chaque jour ; lui disant d’entrer ; boire un petit café avec elle ; lui s’asseyant près de la cuisinière Godin ; sur les portes émaillées des coquelicots ; une louche à eau accrochée aux barres ; presque rougeoyante ; la cuisinière ; bourrée à craquer de bûches ; après le froid du dehors ; lui tendant ses mains vers la chaleur ; le moulin à café calé entre les genoux de Rose ; son souffle accompagnant le broyage des grains ; les bols au décor de pommes rouges ; sur la table en formica jaune ; moderne ; troquée contre une vieille table de noyer ; rustique ; rouge et jaune ; et bleue la boite de biscuits avec la photo du Mont Saint-Michel ; lui disant qu’il aimerait voyager ; elle prenant son tricot ; impossible de rester au repos ; tricoter des chaussettes pour l’hiver ; raccommoder celles qui sont trouées ; dans sa main gauche l’œuf à repriser ; façon d’entrer dans la mauvaise saison ; le froid ; fermer les fenêtres de la salle à manger ; impeccable ; chaque chose à sa place ; ou presque ; les tapis roulés ; en attente d’un visiteur ; espéré ; son fauteuil crapaud près de la cheminée ; son pot à tabac ; un livre ; sa photo dans un cadre doré ; un bouquet de fleurs séchées ; un soupir ; sur la commode, un enfant Jésus de cire sous un globe de verre ; et sa couronne de mariée en fleurs d’oranger ; un rien de tulle encore accroché ; comme si c’était hier ; un regard dans le miroir ; terni ; envahi de tâches noires au fil du temps ; comme elle, les tâches de vieillesse sur ses mains ; des plaques plates sombres ; de trop de soleil ; sur le balcon, un seau plein d’eau ; eau puisée à la fontaine de la promenade ; le soleil va la réchauffer ; eau versée dans le broc, dans la cuvette ; toilette rapide ; brosse à cheveux en argent ; un nuage de poudre de riz ; ajouter du bois dans la cuisinière ; porte de la cuisine soigneusement fermée ; le boudin de porte bien calé pour lutter contre le froid ; Rose l’appelle un chien de porte ; Rose a un chat ; roux ; elle l’appelle ; Minet ; Minet.

Une boutique coincée entre le bar des Chasseurs et la Mairie ; sur la place du village ; trois marches ; on s’enfonce dans le sol ; on lit à l’envers de la porte vitrée Bijouterie Horlogerie ; un carillon ; un néon qui clignote ; lumière blafarde ; tout le long des murs des vitrines ; parties supérieures vitrées ; sinon des tiroirs ; arrêt sur une présentation de montres ; des LIP surtout ; sur fond de l’affaire LIP ; grèves et ventes sauvages ; ça s’agite au fond du magasin ; une voix fluette ; vous désirez ? ; Monsieur Louis ; silhouette menue ; grise ; trottinant telle une souris ; grise ; trottinant vers la banque centrale ; remontant ses lunettes ; se frottant les mains ; des mains fines, agiles ; des mains travailleuses ; sachant réparer un réveil fatigué ; jouer avec les ressorts, les pivots, les aiguilles, les poussoirs, les cadrans ; sertir une pierre ; percer les lobes des oreilles des petites filles ; odeurs de désinfectant et de brûlé ; des cris ; il faut souffrir pour être belle ; maintenant ouvrant les tiroirs ; montrant ; ici des bracelets d’or ; des broches ; en forme d’étoiles ; brillantes ; de topaze ; de saphir ; refermant soigneusement les tiroirs : un tour de clé ; la clé dans la poche de son tablier gris ; tablier gris souris ; et sur la tête un calot gris ; gris souris ; maintenant dans la nécessité de remettre à l’heure les pendules ; vérifier l’heure à sa montre de gousset ; fleur d’or ; cadran blanc ; chiffres romains ; remonter le contre-poids ; nouvelles oscillations ; tic tac ; tic tac ; il est quatre heures ; concert des pendules ; elles sonnent quatre coups ; ensemble ou presque ; le coucou suisse les accompagne ; il sort de sa maison ; il chante ; il chante coucou quatre fois ; il se cache ; et léger le bruit du papier de soie chiffonné enveloppant les achats ; surtout dans les semaines précédant les fêtes et les célébrations religieuses ; dans des écrins de velours ; des montres ; petites : bracelets bleu, rose, blanc ; en cuir ; médailles à l’infini, Marie, Joseph, Jésus, Saint-Christophe ; cadeaux pour premières communiantes ; chapelets ; rosaires ; neuvaines ; croix de nacre brillante pour les garçons ; les enfants ça prie ; ça grandit ; la caverne d’Ali Baba ; tout au fond le coffre-fort qui trône ; sorte de grosse bête noire ; pleine de verrous et de combinaisons secrètes ; regorgeant de trésors ; et une tenture lourde, épaisse ; grise ; par l’entrebâillement, on devine une pièce à vivre ; sombre, donnant sur une arrière-cour ; entrée interdite ; un lieu privé ; lieu de repli et de repos.

À la tombée du jour, la température en chute libre ; chaleur torride dans le café ; le poêle ronfle ; des bûches dans un panier d’osier ; au mur, des affiches ; champs de lavande et de blé : une publicité pour le pastis 51 ; léger, rafraîchissant ; sur une étagère les coupes gagnées aux concours de pétanque ; en hauteur, une télé ; noir et blanc, plein tube ; le brouhaha des voix ; des voix d’hommes ; elles se chevauchent, s’agressent, se calment ; leurs exploits de chasse ; les sangliers tirés dans la battue du jour ; une colonie de perdreaux sur le plateau ; caresses au chien qui l’a levée ; c’est le meilleur, un flair d’enfer ; un épagneul breton ; il frétille de la queue ; et en plus affectueux ; Jules, une tournée ; gros rouge qui tâche ; un coup d’un torchon douteux sur la table de formica poisseuse ; ça boit, ça rote, ça fume ; dans le cendrier publicitaire en céramique rouge, les mégots en tas ; des volutes de fumée ; l’odeur aigre des vestes de chasse lancées sur les dossiers des chaises ; chaises de bistrot en bois ; grincement de leurs pieds sous le poids de Léotard et de Imbert ; des obèses ; leurs ventres proéminents secoués par leurs rires ; leurs bajoues secouées par leurs rires ; leurs plaisanteries douteuses ; leurs sifflements ; deux filles – jeunes – se sont installées au comptoir ; vise le cul de la brunette ; juchées sur les tabourets comme des actrices de cinéma ; deux bières, s’il vous plaît ; ça grommelle ; des étrangères ; devraient être chez elles à faire le ménage ; à l’église, ricane le plus vieux ; par la fenêtre, un coup d’œil sur la place ; réverbères allumés ; éclairage chiche ; l’ombre immense des platanes sur les trottoirs ; pas de passants ; le désert, comme chaque soir ; les habitants recroquevillés chez eux ; dans le ciel, les premières étoiles ; coup d’œil sur l’horloge ; faut rentrer ; la patronne va râler ; raclements des chaises, des pieds sur le plancher de bois ; le coup de l’étrier ; tapes dans les dos vigoureuses ; casquettes vissées sur les cranes ; marche incertaine du petit Paul vers la sortie ; une rafale de vent ; le froid, la nuit ; chaises posées sur les tables par Jules ; lampes éteintes ; un coup de balai rapide ; un dernier verre ; porte cadenassée ; compter la recette ; un grand sourire ; la soirée a été bonne.