autobiographies #11 |Cinq silhouettes

C’est toujours la silhouette de Léon Blum, ou du moins sa représentation sculptée de la place Voltaire qui s’impose. À cause de ce grand et gros manteau à chevrons qui transformait son corps en un long cône solide, comme si dessous le corps était conique lui aussi et remplissait toute l’ampleur et la longueur du manteau dépourvu de plis, sans doute en raison de sa texture épaisse et feutrée. A cause de ses lunettes aussi, ses lunettes discrètes dont les verres aquariumisaient le regard, le brouillaient un peu, l’adoucissaient encore. Léon Blum, enfin la statue de Léon Blum, semble s’opposer à une bourrasque qui lui souffle dans le dos et déploie son écharpe suspendue dans les airs même sous le soleil d’août, lui se tenait bien droit et fourrait son cache-nez à carreaux marron dans l’encolure de son manteau pour se bien protéger et contrairement à Blum, il ne portait jamais de chapeau, mais un béret de laine, comme une majorité des vieux en portaient, avec une étiquette de satin rectangulaire cousue dans la cavité. Bien évidemment, il portait moustache, grise et blanche, un peu jaunie aussi, broussailleuse et retombante qui faisait qu’on ne devinait pas ses lèvres. Et bien souvent, il tenait son béret à la main, dans les mains à vrai dire, qu’il croisait devant ou derrière lui, ce qui lui donnait une allure songeuse, réfléchie, en attente de quelque chose dont rien n’attestait qu’elle aurait lieu. Aussi quand je vois la silhouette de la statue de Blum, je pense à lui, je le vois, il me semble sentir l’odeur légère de son manteau mouillé par la pluie et la douceur de ses mains. 

Je la vois dans son ensemble Rodier, un ensemble noir en maille légèrement brillante, de la rayonne sans doute, composé d’une jupe droite et d’un gilet. C’était ce qu’on appelait sa tenue du dimanche, celle qu’elle réservait aux sorties et aux invités, celle qui commandait qu’elle applique sur ses lèvres un rouge à lèvres plus rouge, plus flamboyant que d’habitude, un peu de rimmel sur ses cils, et deux gouttes de Fleurs de Rocaille derrière les oreilles avant d’extirper du profond du placard la boîte en carton qui contenait ses vernis noirs enroulés dans un papier de soie blanc, ses vernis noirs qui la grandissait un peu, car elle était plutôt petite et un peu pot de yaourt mais la pesanteur de ses vastes paupières aspiraient les regards.

Si fatalement androgyne avec son profil à la Tadzio, les mêmes boucles blondes qui dégringolent sur le front, le regard noir et trop intense de ses yeux pâles, les hanches fines gainées denim, les épaules un peu tombantes, toujours très droit cependant, poitrine en avant sous ses chemises prince de Hombourg comme pour affirmer qu’il n’a peur de rien ni personne et peut tout affronter, il avance en faisant claquer les biseaux de ses santiags. Bref, étrangement blond, étrangement blanc, étrangement fin, étrangement souriant d’un sourire mordant. Implacable. 

Un homme oxymore, vulgaire et chic. Il s’annonçait par le bruit, sa voix un peu criarde, exultante, son rire tressautant qualifié « rire de poule », sa logorrhée émaillée de jurons qui lui faisait costume avant même de s’habiller, il traversait l’appartement en slip filet, la peau rouge de s’être étrillé sous la douche, puis parfumé et très chic, en costume Brummel, de tergal l’été, lainage l’hiver, chiffon de soie dans le col, chemise impeccable, pull pastel, chaussures Bally suisse, jamais d’ailleurs. Il disait swet pour sweat, chandail pour pull et sortir en taille, et ses mains fines tâtaient et appréciaient les étoffes comme seules le font les femmes, et même ayant pris avec l’âge, il gardait l’élégance qui lui venait du sang. 

Elle parvenait toujours en dépit de la lésine où elle était tombée à donner le change, à sembler bien habillée et surtout bien chaussée.  Elle avait recours aux boutiques de dégriffés. Son petit chignon d’un faux blond luisant tiré fort sur la nuque sautillant au rythme où ses talons poinconnaient le sol, comme vous poinçonnait son sourire large et dur, son regard sombre et dur comme le jugement dernier et son inexorable beauté. Car elle était belle, très belle jusqu’à ses genoux même, très belle du front jusqu’aux doigts de pieds, sans défaut aucun, du genre qu’on peut prendre en photo sous n’importe quel angle, très belle et elle le savait, c’était tout son pauvre avoir, être belle en dépit de tout et jusqu’à très loin dans l’âge, et jusqu’à la mort qui la frappée à 70 ans à peine, et alors gisante, son manque de cheveux ramassé dans une calotte en lurex lui donnait l’air d’un cardinal, un très beau cardinal.

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

6 commentaires à propos de “autobiographies #11 |Cinq silhouettes”

  1. Merci de la lecture Françoise, mon préféré à moi est le premier mais peut-être pas du point de vue du texte …