vers un écrire/film #01 | avec un objectif en tête

Ils ne sont que trois dans le bus, presque un tête à tête. Quatre avec Moïse, le chauffeur. 50mm. C’est un bus de tourisme, des sièges de deux places bien alignés de chaque côté, une allée centrale, montée à l’avant, descente au milieu, panneaux lumineux pour les issues de secours et pour boucler sa ceinture. Interdit de fumer. Et de manger. Sièges en tissus bleu sombre, petits dessins verts et matière intachable façon velours. Ceintures de sécurité à enrouleurs et hauts dossiers. Moderne. Dans le fond, les deux lycéens ne comptent pas, ils sont dans leur monde à eux, doigts emmêlés, mots chuchotés au creux de l’oreille et baisers patauds quand Moïse ne regarde pas dans le rétro, au passage sur le pont, quand quelqu’un essaye de doubler, dans la série de virages serrés après l’ancienne discothèque. Ils sont tranquilles aujourd’hui, la grosse averse d’automne qui se termine a ramené des feuilles sur le goudron déjà gras et sale. La route est luisante, Moïse est prudent, mais il roule quand même, les horaires, c’est les horaires. La vallée se resserre, abrupte à droite et à pic à gauche, ça s’inverse après le pont. En bas la rivière, qu’on n’entend pas, qu’on ne voit pas mais qui est là, en patronne. Ici, c’est l’eau qui décide, elle a pouvoir de vie et de mort, ces gorges sont à elle, elle les a creusées, elle les entretient. Après la zone artisanale, la vallée s’élargit. 35 mm. Quelques habitations, la haie qui abrite le camping à droite, le stade de foot et l’arrêt à côté de chez Suzanne. Le bus stoppe et laisse descendre son passager dans un soupir pneumatique avant de repartir. Sur le côté, écrit en gros : « LES CARS BLANC », depuis toujours peints en bleu. Sous la départementale il y a un passage souterrain pour aller au stade de foot depuis le village, escalier, tunnel en béton auréoles de pisse dans les coins, murs couverts de graffitis maladroits et obscènes, escalier. Personne ne passe par là, aucune trace de pas, des feuilles, des déchets. Coup d’oeil à droite, coup d’oeil à gauche, 24mm et traversée rapide entre deux voitures qui filent en sens inverse, si besoin, la fin en courant. Dès la sortie du bus, la vue se brouille, des gouttes sur l’objectif, des petites gouttes, toutes fines. Bruine, ambiance humide et sombre, atmosphère de sous-bois au milieu de la route. De l’autre côté de la départementale, le chemin qui monte. 50mm. Mur de soutènement en pierres, rambarde en ferraille, tordue par des arbres déchus et chus, déboitée par les ans, repeinte par la rouille. Par terre, micaschistes brillants sous l’humide, sentier étroit, usé par les passages, juste pour ses deux pieds. Traces de pas, semelles crantées, usées à l’extérieur au niveau du talon et déposées là il y a peu, entre les herbes jaunes et les quenottes rieuses des ronces. En haut de la montée, replat avec noyer. Quelques feuilles sont tombées, les fruits y pensent aussi, pas encore libérés de leurs bogues encore vertes, pas encore aptes au brou. Macro. Déjà une ou deux où la chair de la bogue perds son vert enfantin pour le brun de son brou d’adulte, moins compactes, plus fibreuse, ridules. Dessous on voit la noix, écorce pâle encore humide de sa naissance. Puis c’est le goudron, la civilisation. 50mm. Un jardinet propret entre chemin et ruisseau, terre nue, légumes bien alignés, poireaux en brosses impeccables, choux pomponnés, épouvantail délavé mais pas débraillé en-dessous de la grange qui sert de garage à une voiture blanche, deux bidons d’huile, pelles à neige, de différentes tailles, chaines pendues à des clous. Entre les planches bien nettes et le pré bien mangé, une ou deux tiges d’orties survivent de tonte en tonte, se ramifiant toujours plus, répondant à la soustraction par la multiplication. Sur la route le pied se pose sans se poser de questions, cheville souple ou bloquée , aucune importance, c’est lisse te plat, un pas en entraine un autre, sans questions, laissant la tête libre, les yeux libres de se tourner vers le ciel, vers les arbres. 105mm. Le regard libre de suivre un écureuil timidement curieux qui contourne son tronc et ressort de l’autre côté, deux oreilles, deux yeux, une patte aux fins doigts griffus. 500mm. Arrêt sur image. Portrait. Il tourne la tête, lui aussi. Un pic, le vert, le dandy punk. Crête rouge, yeux noircis, habit vert, dessous à pois, pattes tout terrains, portrait à la plume. Force et équilibre, un maître. Il arrête de frapper pour observer lui aussi les deux autres dans ce ménage à trois, l’écureuil en profite pour disparaitre, ne reste que le pic et l’homme, chacun de son côté de l’objectif, le premier qui baissera les yeux se perdra à la vue de l’autre, c’est le jeu, et à ce jeu là, l’humain est faible, le pic gagne, il disparait. Retour sur la route. 50mm. Goudron luisant, muret en béton à gauche, avec déjà, planté à son extrémité, le bâton peint en orange fluo pour signaler l’obstacle au chasse-neige. Bientôt. De l’autre côté de la route, haut mur de rochers énormes scellés dans le ciment, tuyaux en pvc pour l’eau ruisselante, tout est lisse, aucune place pour la vie, pas encore, mais la mousse y pense déjà. Arrivée au carrefour. 35mm. Résumé d’humanité, poubelles de tri avec un cageot vide posé à côté, une grande croix de bois et des poteaux indicateurs de l’autre côté de la route. Toujours du goudron mais moins noir et plus irrégulier sur la petite route qui monte à gauche. Caché, le début du sentier qui grimpe raide dans les arbres. Bouffée de souvenirs, couleurs d’automne, terre d’ombres brûlées, il rentre dans son passé, peinture, pinceaux, odeurs et sons, il range l’appareil photo, cette dernière partie du chemin il va d’abord l’écrire pour pouvoir y mettre du temps.

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

10 commentaires à propos de “vers un écrire/film #01 | avec un objectif en tête”

    • Très judicieuse remarque ! Cela m’avait échappé à la lecture (rapide). C’est effectivement le point de vue du narrateur qui rend une description intéressante…encore plus s’il n’y a aucun personnage n’agissant aucunement. Un peu trop discret peut-être pour un lecteur naïf ignorant de la passion de Juliette pour les changements de focale.

      • Bien vu Danièle, il y a de la focale dans l’air par chez moi en ce moment… Je trouve que c’est une belle façon de varier les points de vue, d’avoir plusieurs mondes très différentes au même endroit, simplement en regardant autrement. Un parallèle avec l’écriture ? !

  1. Musicalité clopinante de votre langue et regard éclectique sur les choses autour. Je me laisse embarquer dans ces écarts, ces blancs, ces CARS BLANC, qui me rappellent les CARS FAURE de mon enfance villageoise. Qui nous transportaient jusqu’au collège ou lycée, nous admirions et flattions le chauffeur (seul maître à bors) ou le chahutions quand la fournée n’était pas mixte. Excitation du voyage, du passage du dedans des maisons au dehors de l’intime. Ennui et ravissement de la distance, plus grand à l’aller qu’au retour et vice versa. Puis il y eut l’auto stop des retours pour économiser l’argent du café du lundi avant les cours. Je vois vos images et les miennes simultanément. Le jeu subtil des sonorités passe extrêmement bien, il est dosé et il allège la masse du texte à lire. J’imagine que vous respectez la consigne, mais peut-être que non il faudrait que je vous lise ailleurs pour comparer. C’est un bel exercice de mémoire et d’aquarelle. Merci !

    baisers patauds quand Moïse ne regarde pas dans le rétro, au passage sur le pont, quand quelqu’un essaye de doubler, dans la série de virages serrés après l’ancienne discothèque.  »
    *
    entre les herbes jaunes et les quenottes rieuses des ronces.
    *
    Quelques feuilles sont tombées, les fruits y pensent aussi, pas encore libérés de leurs bogues encore vertes, pas encore aptes au brou. Macro.
    *
    Puis c’est le goudron, la civilisation. 50mm.
    *
    épouvantail délavé mais pas débraillé en-dessous de la grange
    *
    ne reste que le pic et l’homme, chacun de son côté de l’objectif, le premier qui baissera les yeux se perdra à la vue de l’autre, c’est le jeu
    *
    il rentre dans son passé, peinture, pinceaux, odeurs et sons, il range l’appareil photo,

    • Merci pour ce partage de ramassages scolaires, Marie-Thérèse, il semble que comme pour les rats, il y ait des bus des villes et les bus des champs… Merci également pour votre lecture très attentive. Je note les remarques, à intégrer dans la prochaine proposition de François et dans les prochaines versions du texte qui sera intégré au travail en cours.
      Quant au respect de la consigne, disons que celle-ci s’insère particulièrement bien dans mes chantiers du moment, ça aide

  2. Quelle élégance, ça roule, ça glisse, toujours en rythme, c’est un vrai plaisir de lire ce texte. Merci.

    • Merci Laurent, c’est presque trop : je rougis !
      J’avoue surtout que la proposition tombait plutôt bien dans les lectures du moment et j’avais déjà le personnage sous la main qui pouvait vivre cette heure de sa vie. Ça aide

    • Gagné Piero ! quelque chose en route, même si ce texte-là ne sera qu’un recommencement pour le personnage en question, plutôt un « quelqu’un revient quelque part » 😉
      La suite dans les chantiers, le plus vite possible pour avoir vos précieux points de vue…