Ça se palimpseste

Là, dans la bouche, s’immisce un fragment d’autre, un peu d’hétérogène, parfois davantage. Émerge une parole étrangère, un mot n’étant pas de nous. C’est vrai, nous disions-nous, d’où viennent-ils ces mots qui ne proviennent de nos organes, de notre trifouillis d’entrailles, de nos constrictions de tubes, de paquets huileux, de masses de sang, de fluides fluidifiant ou coagulant, pulsant ou thrombosant. 

Un petit parasite s’est logé là, dit-on, glisse dans notre bouche, feignant de n’y être pas, un mot venu de l’extérieur. Voilà le petit parasite activant sa boîte à dire, enclenchant sa mécanique : tente de nous identifier à elle. Nous laisse accroire qu’elle provient de nous, ne survient de nulle part ailleurs que de notre propre complexion. S’en prémunir alors ? Certes. Mais, rapport à adopter entre risque d’être défiguré d’une part, de l’autre risque de ne jamais être seulement, un tant soit peu, refiguré. Vous disiez : entre cristal et fumée – deux formes de morts – et nous, cherchant à incliner le curseur. Faire bloc avec soi-même, ou dispersion d’un rapport à soi annihilé. 

Autre cas de figure (pas si éloigné pourtant) : ça se sédimente. La parole autre, l’expression de l’autre, le parasite même, finissent par se fondre en nous, comme l’épine que le corps résorbe en enveloppant-cicatrisant : de l’homme-parasité émerge avec le temps un homme-palimpseste. Qu’il soit d’un être aimé, ou mal-aimé, le mot s’est encastré, soudain, inattendu, dans l’ornière de la bouche. Cette expression n’est pas de moi, et je puis précisément la localiser : et son origine et son point d’arrivée. Nos corps, en ceci, sont semblables aux acteurs : marqûres, zébrages, tachements parcourant l’épidon. Des corps marqués par l’autre, le rapport à l’autre, le rapport autre. Précisément : des palimpsestes. Notre langue : terrain archéologique où se mêlent et se fondent quelque chose de la texture du monde. Un morceau du tissu de paroles nous baignant de part et d’autre, nous enveloppant, nous délassant – un morceau entre nous. Non pas entre : est entré. Un morceau est entré en nous, a surgi on ne sait comment. Fondu, arraché, nous ne savions pas. S’est immiscé par quelle porte ? Par quel pore de cette chair poreuse, tellurique presque ? En ceci, nous voilà criblés, criblés de l’extérieur, jusque dans les profondeurs. Criblés, sillonnés de sentinelles, troués, à ciel ouvert. C’est alors dans cette composition organique qu’est notre corps, que se fond ce parler autre, s’engluant en nous, s’agglutinant à nos mots propres (pas si propres à nous que nous le pensions au fond), agglutinant nos mots à lui. Nous remarquions ainsi, il y a quelque jour, et nous le remarquons chaque jour, que cette manière de rire tient à la fois de cette amie de longtemps et de cet amant d’aujourd’hui.

Enfin, souvenir de cette femme parlant loin dans le temps de cet exercice constant de désadhérence à soi auquel s’astreignent quelques fêlés – corps zébrés des langues autre, disait-elle. Ces êtres habitant en ligne de crête, se construisant des falaises au bord desquels ils dansaient leur danse de feu à laquelle nous ne comprenions pas grand chose. Equilibristes toujours, toujours en lame de rasoir entre la désadhérence à soi par la parole autre (cesser de faire bloc avec soi – nous les admirions), et le risque du réengluement en elle. Précisons : ces corps lézardés, vieux murs travaillés d’humidité, équilibre entre désadhérence à soi, et réadhérence en l’autre. A ce qu’on dit – mais peut-être ne sont-ce là que mythes et mythologies – certains finirent par s’identifier à la feuille de détersif que glissaient en eux ces paroles autres. A ce qu’on dit – pour notre part, nous n’en connaissions aucun. Feu constamment réattisé des suppliciés sur le bûcher.

Parlant toujours d’après, toujours trop tard depuis quelques millénaires, nous voilà vieilles fondations, retour à soi d’un autre nous ayant lassé-délassé, d’autres nous criblant au point que nous vous voyions pas plus tard qu’hier en creux, immense conduit traversé de courants, les mélangeant, bulles de saumures se sédimentant, caillots gros comme un visage aimé se reformant d’instant en instant, couches sédimentées dont ils relançaient constamment le jeu. Risque de l’autre, de soi, de la nuit nous renversant.

A propos de Nathanaël

Lapidaire (provisoirement) : étudiante en Lettres et Etudes théâtrales (pour le statut, c'est fait) ; a du mal à s'arracher à Rennes malgré ses études désormais sur Lyon (terres d'élection, fait) ; désir (profond) de retrouver une pratique régulière et rigoureuse de l'écriture après trois années d'obstacles.