L8 – traversée de la ville

Le ciel bleu l’accueille, l’air vif du matin la fouette, le parfum des lilas l’enchante, de jardin à jardin il accompagnera sa marche dans la petite ville. Une ville connue, inconnue, de toujours, de maintenant, différente, semblable.

Devant elle, l’Archevêché — puissance d’autrefois des archevêques qui battaient monnaie en la ville, puissance disparue — , son jardin planté de marronniers, de tilleuls, leurs feuilles bruissent au vent léger, à leur ombre, des bancs, le bavardage – presque rien, un murmure – des résidents de la maison de retraite, tels des lézards, ils réchauffent au soleil leurs vieux corps qui attendent la fin, ils lui offrent leurs rides, leur fatigue, ils tournent le dos aux statues du square, en bronze le grand poète de la ville, son barde, et deux enfants figés pour l’éternité en une lecture silencieuse de ses poèmes, souvenir d’un passé révolu, du temps des cerises, que Clovis Hugues a chanté pour la Commune de Marseille, les vieux les ignorent, tout aussi indifférents au paysage, ils se chauffent au soleil, rien d’autre, leurs regards errent sans la voir au-dessus de la plaine qui se déploie au pied du Roc, le roc de la ville antique, une forteresse, la forteresse de l’If, l’If éternel, symbole de vie et de mort, de renaissance et de réincarnation, l’if dont les graines étaient toxiques pour le bétail et qui furent arrachés par les paysans, ancêtres lointains de ces vieillards qui se chauffent au soleil, dont le regard erre sur la plaine qu’ils ont toute leur vie parcourue, cultivée, et leurs mains calleuses gardent encore aujourd’hui la trace de leurs rudes travaux, la plaine, le massif qui au loin la barre, la Durance qui la traverse, vivante, vibrante, le viaduc qui franchit la rivière et dont les habitants sont fiers, sa courbe élégante, sa longueur imposante, sa modernité toute de béton, et de part et d’autre, des prés, des bosquets, des troupeaux de moutons, des routes encore luisantes de la pluie de la nuit qui les encerclent en spirales, qui conduisent vers les jardins ouvriers – ou familiaux ? – parfaitement entretenus, avec leurs cahutes branlantes, leurs massifs de fleurs, terre labourée, premières plantations, on devine des carrés de blettes, des rangées de poireaux, un épouvantail fatigué, un tuyau d’arrosage jaune vif qui joue au serpent-python, il serait à la recherche d’un terrier, d’une proie à avaler.

Si loin de l’agitation des métropoles, dans la paix provinciale, seuls le tintamarre des merles, le ronflement d’un tracteur, les cloches de la cathédrale se déchaînent… parcourir les rues anciennes de la bourgade, elles racontent l’histoire du lieu, façades aux inscriptions indéchiffrables, ornées de masques, de bonhommes insolites sculptés dans la pierre rose du pays, coiffés de toques ecclésiastiques, portes solides interdisant le regard, cadenassées, silence des absents, maisons captives, invite à revisiter le passé, imaginer des vies, et soudain un parfum de lilas, l’éclat d’une glycine, une treille de vigne, un murmure de fontaine, des rires d’enfants, et cette envie de lire la ville comme un livre ouvert, de ses murs surgissent une parole, des appels, des cris, un sens apparaît, un mot à l’entrée de la cathédrale, signé de Mr le curé :désolé, nos amis les chiens ne sont pas admis en ce lieu, des injonctions : danger de mort, haute tension, sur un pilier : déjections canines interdites, le montant de l’amende a été effacée, et une cordiale invite sur la plaque d’un cabinet médical : Besoin d’aide? Sonnez. On vient vous chercher, celle-là qui fut grande, maintenant abîmée, illisible, entre ses déchirures quelques mots que l’on ne peut déchiffrer, qui disent la colère qui l’a fait coller au mur, pour un temps fragile et provisoire, pour rendre lisibles-illisibles les déchirures de la vie, enfin partout omniprésentes, les recommandations liées à l’épidémie, le masque, les distances, du respect, du civisme, la peur, l’incertitude rodent, désir d’insouciance, oublier, rêver, s’asseoir à une terrasse de café, croire aux beaux jours, profiter du soleil qui donne vie à la peau, être dans l’illusoire plaisir de la vie ensemble, avec Rainer Maria Rilke, murmurer que le temps ne compte pas, alors

ne pas calculer, ne pas compter ;
mûrir comme l’arbre qui ne presse pas sa sève
et qui brave avec confiance les tempêtes du printemps,
sans craindre qu’après elles ne vienne l’été.
L’été viendra. Mais il ne vient qu’aux patients
aussi sereinement tranquilles et ouverts
que s’ils avaient l’éternité devant eux.