#L3 Sac plastique au dos

Il fait la manche dans le métro à Paris sur la ligne 4, Porte de Clignancourt – Mairie de Montrouge, ahuri, éthéré, éthylique, hors sol dans cette rame de métro maintenant allongée comme si l’on était dans un jeu de miroirs sans fin. Il porte des babouches en cuir, sales, talons craqués, un sari indien imprimé sur les hanches, et un tee-shirt sans manche vert-kaki, sur des bras nus, noirs, couleur chocolat, 75% chocolat noir, pas noir, le visage anguleux, les yeux incroyablement clairs, sous des cheveux mi-longs, bruns plus que noirs, souples, ondulés. Il chaloupe dans l’allée centrale en sens inverse de la marche d’une rame de la ligne 4. Il n’est pas de grande taille et ses bras sont très longs pour sa taille, musclés, durs. Il joint les mains et tend ses bras puis entrouvrent les mains, bord des paumes scellées l’une contre l’autre, bras à demi-tendus devant lui, mains entrouvertes comme il faudrait le faire pour implorer l’aumône, mais son regard est fou, flou et violent, et à chaque fois qu’il répète ce geste trop rapide des mains jointes qui s’entrouvrent bras tendus, auprès de chaque passager de la rame, presque à les toucher du bout de ses doigts joints, se penchant de trop près pour accrocher les regards, approchant de trop près les visages de ceux qui sont assis, et de trop près aussi les visages de ceux qui sont debout et qu’il toise alors du menton en plus de ses mains jointes qu’ils remontent à hauteur de poitrines, puis les rabaisse à la moindre absence de signe ou de réaction qu’il a lui-même stupéfiée, sans jamais dire quoi que ce soit, du moins rien qu’on entende. Sauf parfois qu’ils les claquent, les mains, et puis leur tourne le dos et s’adresse à un autre. Son dos, au dos, par-dessus le dos de ce tee-shirt kaki, peut-être plus brun que vert, il a enfilé, tendu à craquer entre ses épaules, les anses d’un sac plastique d’hypermarchés, bleu transparent, à l’intérieur duquel deux grosses bananes jaunes pendouillent en hamac, toutes deux brinqueballées de ses gestes brusques et ritualisés. Le sac est tellement tendu, garrottant ses deux épaules qu’on l’imagine prêt à claquer. À la station Réaumur un type monte dans la rame, un bock de bière à la main au moins trois quarts vide. Les portes ne sont pas encore fermées que sac plastique au dos, il repère ce verre de bière, tend les mains, les entrouvrent et foudroient du regard le nouveau passager, qui lui donne, comme on s’en débarrasse de cette situation au plus vite. Sac à dos de plastique prend le verre de plastique et son grand fond de bière d’une seule main et reprend illico sa remontée de la rame mais titubant de ce verre qu’il ne peut encore boire, les deux bananes frappant le creux de son dos et sa seule main de libre désormais seule tendue ouverte comme une dérive vers l’avant, une coque de bois à contre-courant. Au creux de sa main, deux-pièces de deux euros à fond de cale.

A propos de Antoine Hégaire

Né à Paris.