#P8 | Tu nais, tu vis, tu meurs

Tu nais chez toi, au troisième étage d’un coin dodu et vert d’Atlantique, pied à terre entre mer et rochers; après chaque virage proche ou lointain tu reviendras ici. Tu mourras ici.

Tu as cinq ans, quelque chose gronde, tu le sens, ça ne t’intéresse pas. Du balcon tu observes le bal des engins dans le port et la gare de triage, ton petit frère veut jouer, tu l’écartes en rêvant de départs en robe blanche. Tes parents sont cousins, originaires des terres, du vin, d’une large famille où naissances et syndicalistes jaillissent par paquets. Juste après la messe, ils retrouvent leurs amis dans les caves. Lutte, camarade, injustice sont des mots qui ne t’intéressent pas. Ta mère blanchit les draps, les nappes, les rideaux, enchaine les ourlets, vous lit des poèmes du Romancero Gitano, t’apprend à faire un lit comme il faut**, te raconte les mythes grecs, Don Quichotte et Karl Marx. Tu as six ans, la menace est partout, ça ne t’intéresse pas. Ton voisin est un riche capitaine, sa femme est bien coiffée, tu te faufiles chez eux, tu caresses leur divan, tu lis leurs magazines, luxe, délicatesse, dames tranquilles aux ongles peints, maris forts et fiers d’exister. Ton père est un petit homme délicat, sentimental, trop doux. Avec lui dans la rue tu as honte des regards, tu as honte de sa peur, c’est un rouge, il est fiché. À Jésus tu fais des demandes précises et répétées: chaussures vernies, vie voluptueuse sans labeur, voyages lointains, tu supplies parfois. C’est une petite sœur qui arrive, il a dû mal comprendre. On te force à déménager tout près, dans un quartier de la grande ville, San-Sebastián. Du balcon tu ne vois plus de bateaux, plus de trains, mais l’air de l’Atlantique fouette encore tes narines.

Tu as neuf ans, Federico García Lorca est fusillé, ça ne t’intéresse pas. Tu as presque dix ans, ton frère est malade il va mourir, ça ne t’intéresse pas. Tu as dix ans quand Guernica, ce petit village sans attrait — il n’y a pas la mer — est bombardé par les avions de la légion Condor. Ton père s’affole. ÇA NE T’INTÉRESSE PAS.

Tu enterres ton frère, les bombes frappent à la porte, tu ne veux rien entendre. Elles vous suivent à Bilbao, Santander, Gijón, où à peine installées vous devez repartir, petit peloton de sœurs, de tantes, de cousines et d’enfants. Les hommes sont ailleurs, ta mère ne lit plus, tu prends soin d’elle et de cette sœur qui t’encombre. Vous sautez dans un cargo pour Bordeaux, dans un train pour Toulouse, Port-Vendres, Cerbère puis Barcelone qui résiste encore. Vous vivez là un an encerclées de garrigue, dans une maison où tu n’as pas le droit d’éteindre le poste de radio, où tu as faim. Les bombes ne t’oublient pas, Barcelone tombe, vous repartez chez toi où les militaires ont tout rangé. Tu es la seule soulagée, c’est important pour toi que les choses soient bien rangées. Ton père, abîmé, vous rejoint. Il se rendra en prison à chaque visite officielle du Général, sa faiblesse te dégoûte. Le cœur de ta mère ne tient plus, elle agonise et meurt. Tu fais ce qu’il faut, reprends son travail, élèves sa fille, serres les dents. Tu t’accroches à tes serments, tu ne seras pas faible, tu ne vivras pas en vaincue. Le mépris te réserve un avenir sublime. Tu as quinze ans, tu te maquilles un soir pour en avoir dix-sept, au bal il tombe amoureux et, c’était en option, toi aussi, jusqu’à ce que la mort vous sépare.

Il est étudiant, il sera militaire, comme son père, un proche du Général. Sa mère hait tout ce que tu représentes, lui interdit de te voir, il s’exile chez toi. Ta sœur enfin autonome, le mariage a lieu, tu te trouves belle, chanceuse, ton fils surgit, l’aventure rêvée peut commencer, vous partez à Tolède. Il est gradé lieutenant, vous voilà en Navarre, il gagne bien sa vie, tu vas chez le coiffeur tous les deux jours, achètes des magazines remplis de dames distinguées, tu accouches encore, vous revenez chez toi, ton mari part se battre dans le désert contre l’armée de libération marocaine. Tu es confiante, à peine inquiète, tu te trouves plus belle que ta sœur. Ton père meurt, la maison est vide. Ton mari revient, droit dans ses bottes, il est muté en Catalogne, tu quittes cet appartement pour de bon, sans regret. Tu as trente ans, tu croises une dernière fois ton reflet dans le miroir de l’entrée, décidément, ce faux air de Liz Taylor dans Ivanhoé est charmant. Tu te souris. Deux ans plus tard, vous longez les rives de l’Atlantique cap au sud, posez vos valises à Laâyoune, un bout d’Espagne en plein Sahara marocain. La blancheur des lieux éclabousse ton visage.

La petite sur son balcon te remercie. Tu tiens la vie dont elle rêvait, mêmes sofas, mêmes ongles polis, avec en prime deux petites arabes* rien que pour toi. Un troisième fils nait, ton mari sillonne la région, organise la répartition des vivres, lie de fidèles amitiés dans le désert, est gradé capitaine, plonge dans sa mission qui ne t’intéresse pas. Le temps est long. Chaque matin, tu bois le café avec tes voisines en critiquant les bonnes, tu rentres et les observes bâcler leur travail, tu nettoies derrière elles, tu refais les lits comme il faut**, tu polis l’argenterie, tu vas chez le coiffeur même s’il est arabe, tu bois encore un café devant la mer en fumant des gitanes. Tes fils t’intéressent peu, enchainent les conneries. Quand ils rentrent de l’école, tu les brutalises, un jour tu brises une bouteille sur la tête du cadet. Il l’a mérité. Tes colères sont aveugles, spectaculaires, imprévues, boyaux de fiel qui percutent tout ce qui vit. Tu ne casses rien puisque tu viens de tout ranger, de tout nettoyer pour la cinquième fois cette semaine, mais tu hurles à la mort. Quand ton mari rentre, tu lui racontes ce que tes fils ont fait, l’ainé prend à nouveau. Plus tard dans la soirée, après avoir graissé ton visage et parfumé ton corps, tu te chiffonnes, tu remues, tu reproches à ce mari fuyant son intérêt trop grand pour ces arabes de merde, il ne s’occupe pas assez de vous — de toi. Il se défend, te reproche à son tour la façon dont tu traites les bonnes, ne voit pas pourquoi elles font ce que tu fais toi-même, après elles. Tu lui assures qu’elles sont nécessaires, le nettoyage c’est ton domaine, il ne peut pas comprendre puisqu’il n’est jamais là… et vous criez. Le lendemain, il te couvre d’artisanat berbère, bagues, colliers d’argent, meubles en bois d’olivier qu’il te faudra cirer tous les jours. Huit années passent, la hiérarchie de ton mari s’agace de son rapport avec les communautés locales, il est trop proche des gens, trop impliqué. Tu es d’accord, il est mis au placard, vous rentrez chez vous, à San-Sebastián.

Vingt ans plus tard, ton fils cadet, qui tient de toi son sens du drame, déclarera sur son lit de mort qu’un fils illégitime est né dans l’enclave, et que sa mère, tu la connais, c’est Khadija, celle que vous surnommez tous la bougnoule***.

Tu as quarante ans, quelque chose gronde, tu connais cette sensation, tu voudrais qu’elle ne t’intéresse pas. Les partisans du Général et du roi tombent comme des mouches sous les feux terroristes, ton mari doit pour l’instant sa survie au nom de sa mère, de souche basque. Tu nettoies ta maison, te remplis d’obsessions, cherches une épouse pour l’ainé qui te quitte en silence, le cadet plonge dans les drogues. Heureusement qu’il te reste le petit. Tu te disputes avec ta sœur, tes cousins et la presque totalité de tes proches que tu méprises. Ton mari, chef de bataillon et adjoint du gouverneur, manque d’occupations, espionne le fils ainé de l’autre côté du pays. À son retour il te raconte avec dégoût qu’il porte une barbe, qu’il est serveur dans une discothèque et qu’il fréquente une française qui ne ressemble à rien. Tu la trouves déjà idiote et laide, cette histoire ne durera pas, il te reviendra, tu en es sûre. Le Général meurt, les hippies sortent de leurs tanières, les rouges gouvernent, ils vont tout te reprendre, ton rêve, tes richesses, ta beauté. On te suit dans la rue, tu en es persuadée, on te pointe du doigt comme jadis ton père, la peur te pénètre, épaisse coulée de lave qui ne te quittera plus, qui a peut-être toujours été là. La vie de ton mari est menacée, on vous cloitre dans une maison cossue au cœur de la base militaire, vous gagnez au loto, tu ne le dis à personne. Ton ainé s’installe en France, il va se marier. Tu craches sur le carton d’invitation, plutôt mourir. Cet ingrat t’a écrit en français, à toi, sa propre mère. Le monde n’a aucun sens, vous êtes entourés de voleurs, de traitres et de meurtriers. Tu as le luxe, les voyages, le sofa, les ongles peints dans un décor lustré mais les pages du magazine sont froissées. Paniquée, tu essayes de les lisser, en vain.

Tu as cinquante ans. Soupçonné de dissidence, on anticipe la retraite de ton mari. Il s’ennuie, espionne le cadet maintenant, ne te raconte pas qu’il fréquente l’héroïne et vole ses amis. Le petit est majeur, vit encore avec vous, c’est le meilleur de tous. L’ainé habite Paris, il vient d’avoir une fille, elle ne t’intéresse pas. Il insiste pour te présenter sa famille. Ton mari te convainc d’accepter. La petite te convient, elle te ressemble un peu, mais elle a le regard de sa mère, troublant, des yeux qui t’attaquent et bousculent la lave. La colère monte. Qui sont ces français qui parlent catalan, qui t’ont pris ton fils, l’ont aidé à passer son bac, à trouver un métier? Tout ça tu l’aurais fait. Pour qui se prennent-ils? Tu ne veux pas savoir, tu exploses, tu les jettes dehors, qu’ils aillent au diable, chez ces connards qui apparemment font tout mieux que toi. Vous déménagez de l’autre côté du pays, sur une côte bétonnée à fleur de Méditerranée, au quinzième étage d’une tour avec vue sur l’horizon.

Tu as soixante ans. Chaque matin, après ton ménage, tu t’installes sur un fauteuil en rotin, tu plonges dans l’étendue offerte derrière la baie vitrée, mer et ciel baignés par le levant. Ici le temps coule inerte, sans le rythme des marées, ton cœur ne s’apaise pas. Ton mari reconstitue son arbre généalogique, se découvre un arrière grand-père cuisinier du roi. Le petit part vivre en Suède, tu ne comprends pas pourquoi. Ton mari engage un détective pour espionner le cadet — le meilleur des trois. Il fréquente désormais une secte apocalyptique sur une île des Canaries. Un matin la radio annonce que ses adeptes se sont donnés la mort, tu hurles de douleur, tu appelles l’ainé qui te rassure. Il n’y était pas. Quelques années plus tard ce fils merveilleux t’annonce qu’il a le SIDA, il meurt, tu deviens sourde.

Tu as soixante-dix ans, tu as deux petits enfants suédois que tu ne vois presque jamais, la française te déteste, tu les méprises tous et ne comprends plus rien, pleures ton fils mort devant l’horizon rose et bleu. Ta sœur et tes cousines te rendent parfois visite, si peu. Tu refais les lits dès que tes hôtes se lèvent, tu laves le sol derrière leurs pas, tu cuisines lourd et gras. Il n’y a que ton mari pour t’aimer, et voilà qu’une nuit d’hiver, sans crier gare, la mort le surprend sur les toilettes. À son enterrement tes fils te tiennent la main, la fille de l’ainé t’observe en écrivant:

Maquillé jusqu’à l’os, ton époux repose dans un aquarium couleur pastel, tu montes le volume de tes sanglots hurleurs dès que quelqu’un s’approche. Tu es seule désormais, même dans ce funérarium plein à craquer.

Tu as quatre-vingts ans et tu rentres chez toi, à San-Sebastián. Ta sœur, vaillante, encaisse tes coups, elle n’a que ce qu’elle mérite cette idiote. Depuis tes fenêtres on voit l’Atlantique. Le large, c’est la seule chose qui t’intéresse. Tu sais que ta vie est passée. Tu réduis ton quotidien au minimum, te nourris exclusivement d’oignons, tes chaussures sont trouées et tu as trois culottes. Tu prépares soigneusement ton dernier départ — tu as gardé ce goût des choses nettes et bien rangées. Tu jettes les affaires de ton mari, les arbres généalogiques, les comptes-rendus d’enquête, les documents militaires, tu te débarrasses de tout ce qui ne t’intéresse plus, c’est à dire la presque totalité de tes biens matériels, vaisselles, argenterie, bibelots, meubles, étoffes, tapis, habits… pendant que ta fortune dort intacte à la banque. Après quelques chutes, quelques vagues trop hautes, tu appelles l’ainé qui vous accompagne, toi et ta petite valise, dans une résidence spécialisée face à l’océan. Tu le renvoies violemment, cet ingrat. Tu ne sais pas qu’il pleure à chaque fois qu’il te quitte, il ne sait pas que tu ne lui donneras jamais ce qu’il cherche.

Tu as quatre-vingt dix ans quand tu rencontres un psychiatre pour la première fois. Ton sonotone fonctionne mal, tu t’en fiche et n’entends pas le mot qu’il t’offre: bipolaire. Cet éclairage soulage tes proches mais il est trop tard pour réparer. Les médicaments installent en toi une paix inédite. Un jour, tu sens, tu sais, car tout est prêt, propre et bien rangé. Tu te douches, tu te coiffes, tu remplis ta valise, tu t’assois sur le lit. Un infirmier passe, s’étonne de te voir en vêtements de ville. Tu lui expliques tranquillement que tu pars en voyage. Il lève les yeux au ciel, te recommande vaguement d’éteindre. Le lendemain, il frappe à la porte, le petit déjeuner est prêt. Sans réponse, il ouvre, tu es habillée comme la veille, serrant dans ta main la petite valise, allongée sur ton lit, morte.

Quelques années plus tard, ta petite fille, la française qui te déteste, s’installera, grâce à une partie de ta fortune, dans un appartement duquel on voit la mer, le bal des engins dans le port industriel, et le large.

© Lisa Diez, croquis, 2000

* moritas
** como Dios manda
*** la morejú

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, la réalisation documentaire, la photo, la médiation artistique… et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif ALS) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

9 commentaires à propos de “#P8 | Tu nais, tu vis, tu meurs”

  1. Merci pour cette traversée bouleversante d’une vie, qui sans l’emploi du Tu n’aurait peut être pas été aussi forte. J’aime beaucoup le retour de certaines phrases notamment sur le mari qui espionne ses fils, ces reprises qui ont autant de sens dans le rythme du texte que dans l’histoire des personnages qui répètent sans le savoir

    • Merci à vous! C’est précisément l’emploi du Tu qui m’a permis de la raconter… Sans ça, cette histoire n’existerait pas.

  2. Merci pour ce texte que je trouve précis, détaillé et fort émotionnellement.

  3. Merci Lisa, trés inspirant. J’ai particulièrement aimé le détail des paysages. Je te lis de San Sebastian.

      • C’est ce qui m’a le plus marqué parce que je n’y ai pas pensé et que ça rend immédiatement plus réel. Merci pour ce détail très inspirant.

  4. Le début du texte est très fort, dans le regard de l’enfant, ses désirs et ses refus, puis dans les rêves d’accomplissement de la jeune femme. La suite reste très INTÉRESSANTE et sensible, mais le narrateur y est plus présent, y établit plus de distance avec le personnage, on lit avidement jusqu’au bout mais on est plus à côté, moins dedans. Plein de formules qui marquent tout au long du texte et un élan narratif qui se poursuit. Bravo.