carnet individuel | Xavier Georgin | Cet automne

Cette chanson composée par Cole Porter en 1932, chantée par Ella Fitzgerald en 1956, découverte en 1989 : Like the beat beat beat of the tom-tom when the jungle shadows fall like the tick tick tock of the stately clock as it stands against the wall like the drip drip drip of the raindrops when the summer shower is through so a voice within me keeps repeating you, you, you. Cette impression ancienne toujours valable aujourd’hui : Cole Porter écrit les plus belles chansons du monde et dans les plus belles chansons du monde Night and Day est la plus belle et dans Night and Day ce couplet introductif est le plus beau de tous les couplets du monde, comme un instant qui rend tout Après superflu.

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Londres Nord à 5 minutes de la station Willesden Junction sur l’Overground ce bloc de béton et d’acier mat qui pouvait être quoi un hôpital une mairie annexe une administration quelconque abandonné inaccessible et tout près vraiment tout près le canal aux eaux noires au chemin de halage disparaissant sous les déchets c’était en 2010 ou 2011 ce bâtiment et les menaces les inquiétudes les terreurs qu’il contenait à peine est-ce qu’il existe encore ?

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Bifurcations, écarts. Le T1 plutôt que la 9. La 1 plutôt que le A. Le VUPA pour Villiers-le-Bel plutôt que le SOPE pour Creil. La rue de la synagogue plutôt que celle du Aldi. L’entrée parking plutôt que la grille. L’escalier B plutôt que le C.

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08:10, le RER en rade gare de Lyon, passagers sur les quais. La 14 jusqu’à Madeleine, la 12 jusqu’à Porte de la Chapelle. Là, un bus, le 252, pour un chemin inconnu. Ce matin je serai en retard et je déteste ça. Le 252 file sur l’A1 et sort à Stains, lentement longe les Cités-Jardins. Potagers, pavillons en briques jaunes, beautés utopiques préservées – on voudrait se reposer sur cette île au milieu de la ville abîmée. Il faudra y revenir, absolument. 

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Tout était prétexte à chanter : Dalida à la radio, un mot au détour d’une conversation, l’évocation d’une rue de Paris. Ses chansons venaient des crieurs qui parcouraient les rues dans les années 20 pour vendre les partitions des airs à la mode. Son répertoire de goualantes venait de là. Je ne me souviens d’aucune chanson, d’aucun titre, d’aucun air – ce qui a disparu avec mon grand-père c’est aussi ce monde-là, mélodique, insouciant, plein de R roulés et d’histoires d’amour des rues.

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Elle entre dans la salle de l’atelier et me dit Vous savez c’est fou tous ces souvenirs qui disparaissent avec ma maladie…Je tente de la rassurer Vous nous avez déjà raconté tant de choses sur votre enfance, sur votre métier…Et c’est vrai, je ne mens pas. Reste que j’avance à pas comptés et que, souvent, je n’ose l’interroger car, face à une question sur une période oubliée, son visage se fige et s’attriste à contempler l’immense vide du souvenir perdu.

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Est-ce que ce matin : ça lance ça tire ça pique ça pèse ça chauffe ça coince ça craque ça casse le moral ça fait toujours aussi mal ?

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Ciel de la porte de Montreuil au lever du jour : porcelaine liquide dans son bain épais. Ciel de la porte de Vincennes à midi : porcelaine laquée hésitant entre l’eau claire et l’argent. Ciel de la Nation à 13h : Wedgewood mat. 

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cette main posée sur la page avec son Bic 4 couleurs les mots bleus avancent comme des petites voitures sur le périph le soir cette barbe d’un mois qui pousse en duvet blond le long de la mâchoire et frisotte dans le cou en plaques d’inégale densité ce masque qui avale bouche et nez et au-dessus ces yeux noirs bordés de khôl le puits de la mine dans ce regard-là

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Youri Gagarine Louise Michel Dulcie September Waldeck Rochet Marcel Léon Danielle Casanova Paul Vaillant Couturier Pierre Semard Salvador Allende Lénine Gorki Nelson Mandela Maurice Thorez Dolores Ibarruri Jacques Duclos Léo Lagrange Stalingrad

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L’Humanité ou le Parisien ? Le journal était posé sur la table, les adultes se tenaient penchés dessus, le visage grave. Le président mort remplissait la une. Je connaissais cet homme, sa fonction, son nom : POMPIDOU. Je me tenais aux côtés des adultes et quelque chose m’échappait. Je comprenais la gravité du moment mais les lettres grasses tout en haut de la page m’échappaient cruellement, me frustraient du partage – souvenir de cette impuissance-là face à l’écrit.

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La règle transparente de l’orthoptiste, ses degrés d’épaisseur de verre et, à l’autre bout de la pièce, la petite lumière blanche qu’il s’agit de fixer d’un œil en forçant la convergence pour qu’elle ne se scinde pas en deux. Cette gymnastique est épuisante. Reprendre l’effort : verre épais, fixation, convergence, verre épais, fixation, convergence, verre épais, fixation, convergence. À la fin de la séance la petite lumière blanche est tatouée au fond de l’œil, indélébile.

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Cet instant où je réalise que le type à côté de moi dans le RER de Sarcelles, ce type entouré de deux architectes, d’un photographe et d’une journaliste, ce type dont je reconnais la voix pour l’avoir si souvent entendue à la radio, c’est bien lui, Jean Rolin.

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Silence dans les rues, silence chez les voisins, silence en soi. Le silence. Voilà ce qui manque à la ville et qu’on a la charge de rétablir.

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Tu tends ta Carte Vitale. Tu détaches le chèque du carnet. Tu ne sais plus remplir les chèques. Tu hésites sur les centimes. N’avait-on pas l’habitude de les inscrire en chiffres, par exemple « 25 cts » ? Tu ne sais plus. Le lieu. La date. La signature. L’ordre tu le laisses en blanc. Tu reprends ta Carte Vitale. Tu calcules le Reste à Charge. Cette histoire, dans tous les sens du terme, te coûte un bras.

A propos de Xavier Georgin

Xavier GEORGIN est auteur, animateur d'ateliers d'écriture et membre du collectif La Ville au Loin (https://la-ville-au-loin.fr/). Il écrit des textes où se rencontrent histoires familiales et traces dans l’espace urbain puis les met en son et en images sur son site internet www.xaviergeorgin.fr

19 commentaires à propos de “carnet individuel | Xavier Georgin | Cet automne”

  1. je te lis à retardement
    touchée par ta #4 qui chauffe coince craque… et as tu craqué ? où es tu passé ? j’attendais ton « ne pas s’attarder » ou « pendant que »…
    je reviendrai…

  2. rétablir le silence … oui… et changer l’itinéraire , le décider (pas forcément le subir) et pour le bras j’espère que ça va

  3. Oui, la mémoire possède aussi ses points culminants. La formation géologique d’un sommet. Merci.

  4. Cette impression ancienne toujours valable aujourd’hui : Cole Porter écrit les plus belles chansons du monde et dans les plus belles chansons du monde Night and Day est la plus belle et dans Night and Day ce couplet introductif est le plus beau de tous les couplets du monde, comme un instant qui rend tout Après superflu. Alors je n’ajoute rien. Merci