Carnets individuels | Vincent Francey

#1

Il ne pleut plus. Pourquoi en suis-je surpris ? Peut-on décider d’être
surpris ?

Cette femme dans le train, capuchon sans visage.

Train la nuit, on ne sait plus quelle gare, on était trop dans le livre.

Trois machines de chantier orange dans l’ombre, à l’arrêt.

Désobéir : l’imprévu aussi dans le monde intérieur.

#2

Il venait, il disait quoi, poussait quels cris ? Ses mains rêches, son
sourire, sa gentillesse malgré le cri, et la mémoire, la sienne, qui ne sait
pas. On est samedi ? mercredi ?

#3

Ils coupent des arbres. Lui avec la tronçonneuse. Penser au feu, aux
cervelas ; cet hiver, un manque. Il faudra.

#4

Ressassement de la soif, les soucis avant même que ça commence. Ils me gâchent jusqu’à mon réveil. Quelle heure ?

#5

Peinture de ciel, ça défile avec le train, des à-plats je crois que ça
s’appelle, des à-plats de gris. Mais ça veut dire quoi, un ciel à plat ?

Un coin de ciel bleu, un trou, une échappée, et deux oiseaux qui s’en fichent.

Avion. Looping lent sur fond gris. Son gris, s’éloignant.

Rayon de soleil sur les arbres d’automne. Ils avalent le ciel.

#6

Personne d’autre que moi n’aurait remarqué ce regard. Ce type parle, ne cesse de parler, il accapare la parole, faire tout se taire alentour, mais elle jette un œil sur moi, à la dérobée. Puis la nuit (une passante ?). Ce regard, est-ce moi qui le lui ai dérobé ou est-ce que je l’ai inventé ? Toi qui le savais, ce regard ?

#7

(ici le carnet s’interrompt) (seul visage : le capuchon de la fille dans le train, l’autre jour) (trop perdu dans moi pour les voir) (tristesse infinie que cette journée sans visages)

#8

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#9

Ne pas s’attarder sur le Qatar, le monde, le manque de bière, la télévision installée en salle des maîtres, ne pas s’attarder sur l’inhumain, l’inertie, l’effondrement général.

#10

Pendant que j’entends cette apocalypse de clarinette, le monde fait semblant de tourner encore.

#11

Un horrible vieux barbu, le fil de bave quand il parle, les verrues aux doigts, les poils de chats sur le veston. Il lit. Ma rédaction. « Le temps de finir ma bière, je lui avais déjà pardonné. » Ça doit se terminer ainsi. Une histoire de cercueils, forcément. Le même barbu, un jour, nous a mis Claude Simon dans les pattes. Ma surprise : on peut aussi écrire comme ça.

#12

Ciel en grisaille, certes, mais dessous ? L’enfance.

#13

Des cartons, des noms, Philippe, Sarah, Adeline, des classeurs, l’empilement des savoirs à l’arrêt, on a dans la tête ces horreurs du cours, le nazisme, l’endoctrinement, puis rien, un souffle, et personne, juste ces noms, Philippe, Sarah, Adeline, traces de visages déjà partis, et cauchemars de la nuit qui vient.

#14

Les bras, tendus, le torse, l’eau, ma silhouette au fond, la sentir s’affiner. Au loin : ces cris d’enfants.

#15 #16 #17

(ici nouvelle interruption, comme si le monde se refusait, comme si des bouches qui parlent et pas un son, seul le bourdonnement intérieur, vague machine qui se déglingue)

(et cette nudité des jours de novembre)

(et la laideur que rien n’embellit, s’y complaire ? de l’échec de l’écriture faire naître, quand il sera temps, ce nouveau qui se refuse)

#18

Je vivrai avec la conscience que je suis né pour les autres et j’en rendrai grâce à la nature : comment, en effet, aurait-elle pu mieux protéger mon intérêt ? Elle m’a donné, moi seul, à tous, et à moi seul elle a donné tous les autres.

Le soleil joue avec mon visage. Je devrais me raser. Rituel : bonjour et bienvenue dans mon journal de lecture. Quelques nuages, y aller, tant pis. Et ces coquilles (éditions arléa, qu’est-ce que vous foutez ?) comme autant d’entraves. Stoïque, m’y dépatouiller.

#19

La queue : celle qui fait remplir son gobelet, sa trottinette, une autre, jamais vue, deux mains supplémentaires, gantées de bleu. Un pain au lait, il faut répéter : un petit pain. Sur l’étiquette : en formation. Tirer les cafés, faire aller la caisse, tiroir qui s’ouvre, mon croissant praliné, presque plus besoin de demander.

#20

Ciboulette : sur le tableau noir, riz et lentilles, oignons. Elle verse le tout dans la poêle, remue, verse. Deux pièces, un billet, les mains se rapprochent. Pas trop. Assez pour qu’elle se les lave.

#21

B. Grosman et A. Reznik, une photo de gens censément au travail, la femme parle au jeune type, le vieux, la main sous le menton, pose un regard intéressé (lourd serait plus juste) sur la femme. C’est un livre de bien-être, chez J’ai lu (je n’ai pas lu, bien sûr, j’ai trouvé dans la salle de lecture de Miséricorde). Il s’agirait de connaître et de défendre nos droits au travail et de savoir négocier en toutes circonstances. Le cacher quelque part dans le fatras de la salle des maîtres (le carton de Philippe, peut-être).

#23

1. C’est 2. un 3. lar 4. ge 5. buf 6. fet 7. scul 8. pté (où placer le p, en 7 ou en 8 ?) ; 9. le 10. chê 11. ne 12. sombre, c’est un alexandrin (0,5 point à la question 2) (chiffrer la poésie au lieu de la déchiffrer) (contenu du buffet : 1. fouillis de vieilles vieilleries 2. linges odorants et jaunes 3. chiffons 4. femmes et enfants (0,5 point en moins, c’est un enjambement) 5. dentelles flétries 6. fichus de grand-mère 7. griffons (-0,5) 8. médaillons 9. mèches 10. portraits 11. fleurs sèches, ce n’est pas un alexandrin).

#24 #25 #26 #27

(de plus en plus longues, les interruptions, presque une semaine : pourquoi ?)

(salle d’attente : y poser le carnet et attendre que ça s’écrive tout seul) (ou : sentiment que pas d’attente)

(corps ? comme si le mien mangé par celui des autres : celui souffrant, pleurant, celui qui se désagrège ; celui désiré, en miroir, le doigt caressant les lèvres ; celui fâché, le poing frappant la table)

(choses nettes : rien ; choses floues : tout)

(les autres ont mangé mon double en même temps qu’ils m’ont mangé moi)

#28

Ce doigt passé sur les lèvres ces lèvres caressées est-ce vraiment une caresse ce regard dérobé inventé peut-être et y revenir à ces lèvres à ce doigt qu’est-ce que ça veut dire est-ce que ça dit oui est-ce que ça dit non est-ce que ça ne dit rien ce doigt ces lèvres y revenir mon désir pas le sien mais peut-être le sien aussi parce qu’on ne se passe pas le doigt sur les lèvres comme ça je ne crois pas avoir vu quelqu’un d’autre le faire mais c’est elle pas n’importe qui qui passe son doigt sur ses lèvres comme si elle se maquillait comme si elle voulait me les montrer ses lèvres mais c’est moi qui interprète cela ne veut rien dire mais quand même on ne se caresse pas les lèvres pour rien je n’ai jamais vu ça elle me veut c’est ça ou c’est moi qui la veux c’est ça un doigt des lèvres ça veut dire quoi ?

#29

Je n’aurais pas dû le laisser de côté, ce carnet, me dire que mon esprit était trop occupé pour ajouter des mots aux mots. Les mots, qu’on le veuille ou non, surgissent. Parfois, ils ne devraient pas.

#30

Bulle, route de Morlon, peu avant minuit, un homme maigre vole le sac à main d’une octogénaire. Un autre homme, anglophone, la vingtaine, vient en aide à la vieille femme, légèrement blessée. Le voleur, habillé de noir, s’en va à pied vers le centre-ville.

#31

Coupe, coupez, coupe du monde, courez, coupez le monde, c’est gagné, c’est perdu, c’est la mort dans les stades, le dernier stade du monde, immonde monde, soleil, Qatar, cou coupé.

#32

Il chante à travers ma gorge, son chant s’élève. Terre où je suis né, sa voix, la nôtre, terre pauvre et nue, terre froide, sous la neige, il chante, terre endormie.

#33

Couper la musique, ne pas regarder l’heure, tuer le temps, on l’a, le temps, on verra après, fermer les yeux. Ce goût de cacahuète dans la bouche, attendre qu’il disparaisse.

#34

Cet immeuble de bureaux, face à la gare, ces fenêtres, bien sûr que Perec, en attendant le train, pendant ces quelques instants, en construirait mille histoires, le type à son bureau qui rigole tout seul, le tableau derrière lui, un cintre, l’autre bureau, vide (disparition de quoi ? de qui ?), les trois filles en blouse blanche, des histoires de malades qu’on sauve ou qu’on assassine, et le gérant de la Coop et celui de la Migros qui se toisent, et ces néons jaunes pour quelles glauques assemblées, et l’escalier bien sûr, auquel on ne songe jamais assez.

#35 #36 #37 #38 #39 #40

(Ce n’est plus une interruption, c’est un abandon.) (Même pas lu les propositions, la vie trop prenante, on en vient à oublier d’écrire et dès qu’on s’en rend compte on le regrette.) (Reprendre quand on aura la tête libre.) (Ce sentiment qu’arrive un moment où il devient impossible d’écrire avec le groupe, que le train est passé trop vite.) (Le regretter, vraiment ? S’émanciper.)

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

16 commentaires à propos de “Carnets individuels | Vincent Francey”

  1. la clarinette que l’on entend (ou aimerait)
    et le lie entre premier texte (ou l’in des premiers) et lecture révélatrice via un de ces professeurs que l’on trouve ridicule et qui nous donnent tant

  2. Découvert en marelle de carnets en commentaires en carnets, je rejoins Brigitte : éloquence de la concision. Éloquence et élégance.
    Admiratif.

  3. je découvre et regrette aussitôt que le journal s’interrompe. Les phrases graciles se gravent. C’est beau. Merci

  4. magnifique citation (Sénèque, j’ai cherché…) magnifique carnet dans sa brièveté même et cet aveu honnête: on n’est pas toujours en rapport avec le monde, on s’absente, on s’absente, merci.