#Carnets individuels | Stéphanie Lannoye

#39 Ce dont on ne peut pas parler

Ce dont on ne peut pas parler doit rester libre. Comme un fantôme lové dans nos têtes qui se déplace au gré de nos humeurs. Il est présent, se joue de nos émotions et apparaît quand bon lui semble. Lorsqu’on essaye de l’emprisonner avec des mots, il se met en colère et nous oblige à le raturer, à l’effacer, à l’oublier. Ce dont on ne peut pas parler reste à l’état de pensées. Lui seul permet d’en changer l’intensité et la teneur. Tout fluctue dans un état permanent, rien n’est immuable. L’écrire serait le trahir, le partager serait le dénoncer. On ne peut pas, on le sait, on essaie. On l’écrit, il s’en va. On le décrit, il se change. La prison de l’écrit n’aura pas raison de lui. Il s’échappe, se dérobe, se déchire, se rature. En aucun cas, il ne se laisse déchiffrer. Jusqu’à ce qu’il ressurgisse sans y être convié. Et nous recommençons. Jusqu’à comprendre que ce dont on ne peut pas parler doit être gardé au creux d’un monde aux autres inaccessible.

#37 Routine du lire-écrire

Regarder un réveil qui nous oblige à le lire. Se lever, trébucher sur un livre de Virginia Woolf. Le ramasser. Relire ce titre Phare. Penser à ne pas oublier d’aller chercher les chaussures de Zazie, le noter sur un bout de papier. Relire le bout de papier. Mince, aussi ne pas oublier le contrôle technique. Noter cornrt technique. Raturer et renoter contr. Techn. Prendre un café. Allumer le téléphone. Ecrire la Libre. Penser que le téléphone ne rend pas Libre. Lire la Libre. Lire que les températures descendent. Ecrire sur un nouveau bout de papier ‘oeufs’. Appuyer sur l’écran du téléphone. Choisir facebook. Lire l’actualité déjà passée des amis admis. Se dire que c’est drôle. Basculer sur gmail. Regarder la consigne. La remettre à plus tard. Noter sur le papier consigne, juste en dessous d’oeufs. Ajouter crevettes à la liste. Sortir. Regarder l’horaire du tram 81. Merry Quick smas joue et gagne. Relire son texte. Marie de Bourgogne-miniature-minium-azote-chevalet. Regarder le livre du voisin, Jésus est vivant ! Sourire et lire le pictogramme Handicapé. Regarder son téléphone. Lire que son examen s’est bien passé. Lire qu’il a mal dormi. Lire A quel heure le rdv ce soir ? S’étonner de la faute. Ecrire pas avant 18h30. Lire très ensoleillé. Chanel. Ecrire sur sa main poulet. Arriver à la bibliothèque. Monter vers le musée. Lire ‘lomme et la femme ensemble deux fois lomme tout seul et puis la femme toute seule’. Lire le manuscrit des basses danses du XIIIème siècle de Marguerite d’Autriche. Prendre au vol les mots écrits à l’or sur le parchemin et les retranscrire dans le carnet. A côté de la peau sur les arbres. Regarder l’heure. Se dire qu’il est temps. La température est descendue. Reprendre la route en sens inverse. esrevni snes ne etuor al erdnerper. Eudnecsed tse erutarépmet aL. spmet tse li’uq erid eS. erueh’l redrageR. Et se dire que tout dépend du sens des mots.

#35 La panne, l’embrouille

Dis, j’ai revu Zoé ce matin, faut que je te raconte. Oui, pourquoi elle n’est pas venue à ta fête. Tu sais, elle commençait à aller mieux. Elle se plaint beaucoup, c’est vrai. Mais bon, elle revivait un peu et puis devine ! Elle a revu…Mince ! Comment s’appelle-t-il déjà? Mais si tu vois bien, ce type, là, avec qui je travaille et que j’adore et dont elle est raide-dingue, allé merde, ce nom ! Oui, t’as raison, on s’en fout en fait. Elle n’est pas venue à ta fête, et ça…

# 32 les morts sont parmi nous

L’imaginer la rend vivante. La couleur de ses yeux, l’odeur de sa peau, la douceur de sa voix.
En entendre parler la rend vivante. Ce qu’elle aimait ou détestait.
Ne pas l’avoir connue la rend vivante. La deviner à travers les récits des uns et les histoires des autres.
Lui ressembler la rend vivante. Mais ressembler à une morte ne rend pas la vie plus joyeuse. Le combat permanent entre la vie et la mort ne s’encombre décidément pas de nos ressentis primaires et inutiles.

# 30 Fait divers, tout petit fait divers (belge)

Un soir, un accident. A Anvers, en Belgique. Une voiture, un camion. Une course, une poursuite. On mélange, on s’échange. La police, six fuyards. Elle court, ils s’encourent. Elle traque, ils ont peur. Cinq hommes, une mère. Ils sont cash, elle se cache. Elle reviendra, elle reprendra. Dans la voiture, dans l’urgence. Son paquet, son trésor. Acheté plus tôt, mangé plus tard.

On ne badine pas avec les frites.

# 28 On n’aurait pas dû, voilà

On n’aurait pas dû se parler sans se voir, se regarder sans s’écouter. On n’aurait pas dû se dire que… alors que… et lui faire comprendre que…. mais que je faisais comme si…Et que lui était tellement… et peut-être pas assez…mais si seulement il…En d’autres termes, on n’aurait pas dû trouver des mots qui n’existent que dans la suspension du prononcé …

# 26 choses nettes, choses floues

Lunettes à l’ennui évident, elles grèvent. Plus de contours. Mince, est-ce lui là-bas ? Plisser, hésiter. Non. C’est un autre. La brume s’efface. Distinguer, cligner, s’aveugler, deviner et croire que. Le près se présente, le loin se recule et la réalité s’augmente. Pas de rapport. Pas de causes. Juste les faits. Et c’est très bien comme ça.

# 23 Exercice avec dénombrement

1 nom propre, 35 noms communs, 44 verbes, 3 adjectifs démonstratifs, 11 adjectifs possessifs, 16 pronoms personnels, 15 adverbes, 18 articles définis, 4 articles indéfinis, 12 conjonctions de coordination, 8 adjectifs qualificatifs, 10 pronoms d’objets directs, 1 pronom indéfini, 1 conjonction de subordination, 3 prépositions, 9 pronoms relatifs égale 191 mots qui mis tous ensemble donnent un magnifique texte de Anamaria Mayol.

#22 un livre à perdre

Dans la salle des Pas Perdus du tribunal de Neufchateau, j’ai déposé ‘L’écart ‘ d’Amy Liptrot. J’ai abandonné là ces mots qui décrivent la rudesse de ces vies battues par la solitude en espérant qu’ils trouvent des yeux pour les lire. Les mises à l’écart ont tellement à nous dire, surtout pour qui en fait l’expérience. Joie de voir qu’à la fin de l’audience, le livre avait disparu de cet espace où se croisent des existences certes hors-la-loi mais avant tout, hors du commun.

#21 changer la place des choses

Ne pas oublier de faire ses courses, remplir son panier de produits gourmands, ne pas réfléchir à, mais penser que. S’imaginer dans un autre monde. Se dire que le fromage n’est plus nécessaire et le laisser parmi les poissons, lui faire une place et s’en amuser. A cet instant précis, recréer un univers où l’ensemble du magasin serait mélangé, les dentifrices iraient prendre la place des céréales, le café du poulet, le vin des sacs de congélation. Les produits se libéreraient de nos étiquettes et iraient où bon leur semble, les courses deviendraient alors singulières, course contre l’ordre établi, course avec nous-même, course pour le plaisir.

#18 Recopier c’est facile

Sans rancoeur et sans espoir, je viens à vous par habitude. A cause de la solitude de ma chambre d’hôtel ce soir. Et puis d’un rêve qui persiste, grave et triste. Vous ne répondrez jamais et cela je le sais d’avance. Ce sera par négligence, vous ne le ferez pas exprès. D’ailleurs, vous ne me devez rien, je sais bien. Je vous écris, pourquoi, pourquoi? Je sais que le meilleur de moi vous suit par les rues de la vie. Lirez-vous cette lettre au moins? Pardonnez-lui d’être inutile.

11h23. Sur la table du salon est posé un carnet blanc dont la couverture présente un poisson qui crache d’autres poissons qui crachent à leurs tours d’autres poissons. Cascade d’idées et de pensées, comme lorsqu’un auteur nous partage ses textes dont nous recopions les mots pour les partager ensuite. J’y colle des pages glanées ça et là pour le cas où je les relirais ou les relierais. Aujourd’hui, ces mots s’imposent et se composent. Et ils sont bien loin d’être inutiles.

#Cut up

C’est normal, elle perd un peu la tête. En ce moment, je ne mange plus, je ne dors plus, le médecin il dit qu’il veut me voir. La promo, elle date de quand ? Non, je suis sûre qu’il sort avec, il a trop une gueule de salaud ! Léa, sors de ta poussette. Heureusement on la connaît. Ce ne sont pas des bouches, ce sont des bonbons. Meuf, tu peux pas faire genre on se voit dans un quart d’heure ? Carlos est en pause, tu le remplaces. 23€ le kg, ce monde délire ou je rêve ? On mange quoi ce soir ? Je crois qu’il lui faut un soutien-gorge. Elle a déjà tout payé. Vous êtes intéressée par les timbres?

# 14 rien qu’une seconde

‘Attendez une seconde’ lui a-t-il dit. Une seconde qui devient minute. Dans cet espace, une ambulance a le temps de traverser le carrefour, une maman de rire avec sa fille, une feuille de descendre de l’arbre, une trottinette de tomber par terre, un serveur d’apporter mon thé, un monsieur de répondre au téléphone, une boîte aux lettres de recevoir du courrier, une voiture de klaxonner, une page d’être tournée et moi, j’ai le temps de cligner des yeux.

# 12 La grisaille les dessous

Une feuille vide qui séduit par sa vacuité. On la confronte à une plume acerbe ou fluide selon l’humeur, on la remplit de courbes et contre-courbes puis on lui impose les ratures propres aux hésitations. On barre un mot qu’on lui a déjà donné mais on ne peut rien lui enlever et elle le sait. Elle est prête à tout pour recevoir l’existence d’un Savoir car elle a depuis longtemps compris qu’au final, on ne peut se passer d’elle. Et c’est ce qui la rend immortelle.

#10 pendant que

Pendant que je cours après le tram, j’envie les secondes qui me dépassent sans se retourner. | Pendant que je découvre ce parc, je regrette de n’avoir pas de manteau. | Pendant que je l’écoute parler, je n’entends plus le bruit du monde.

#8 les noms c’est du propre

Europe Anne Franck Trostki Marx Gavrilo Princip Franz Ferdinand Jean Monnet Robert Schuman Mikhail Gorbatchev Jean Paul II Fatema Hussein Lola Inès Vali Roi Philippe Godefroid de Bouillon Luxembourg Asmaa

#7 Chaque visage un trait

A force de le regarder je le dé-visage comme si je lui enlevais un visage qui n’avait pourtant rien demandé | tatouages bleutés sur les joues et le menton soulignés par des yeux très clairs dont les sourcils sont parsemés d’étoiles ‘piercées’ | Profonds sillons sur une peau diaphane comme autant de souvenirs d’une vie passée à rire et à penser.

#6 Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que

Lorsque je fais une visite guidée, les gens me suivent. M’écoutent. Ils s’étonnent de ce qu’ils voient. Me font confiance. Ils apprécient qu’on leur explique. Et ils ont l’impression d’avoir tout vu. Personne d’autre que moi n’aurait remarqué qu’une multitude de pièces et d’objets restent encore à découvrir. Et que je suis là, gardienne d’un savoir qui ne leur sera jamais transmis. Comme un mystère préservé d’un intérêt éphémère.

#5 Ciel du lundi
Et si le ciel n’existait pas ?
Je l’ai cru noir. Il était bleu.
Je l’ai cru vide. Il était plein.
Essentiel et sans ciel,
Il ment comme un amant qui se défile.
À l’instant présent mais vite passé.
Comme le bourreau d’un cœur à pendre.

04/40 : Phrase de Réveil
Où est-il ?
Mais quel est-il ce ‘il’?
Il ou elle ?
Île ou aile ?
Qu »aile’ est ‘île’ ?
Telle l’île sans eux donne ‘il’, l’aile sans elle existe.
Heureusement que je ne m’entends pas penser lorsque s’ouvrent mes yeux.
Sinon je ne saurais plus par où commencer ma journée.

03/40 : Il aurait fallu
Je ne sais pas si tu sais, mais… Il se tourne, la phrase s’arrête, les points se suspendent et le mystère s’emmêle.
J’imagine alors toutes ces choses qu’il sait que je ne sais pas.
J’envisage ce qu’il ne sait pas que je sais et je sais qu’il y a des choses qu’il ne sait pas.
Mais jamais je ne saurai ce qu’en cet instant, il aurait fallu savoir.

02/40 : Si loin, si loin
Une rondelle de citron. Carolina Herrera pour homme. Le tabac froid. Un feu de bois. Le brouillard. La résine de pin. L’essence. L’herbe coupée. Un morceau de gingembre. L’humus. La menthe. Le pain grillé. Un cabinet dentaire. La rouille. Ma maison. L’iode. Ma fille. Le bois de santal. Les pages d’un vieux livre. La cire des meubles. Et le monde. Odorat absent. Lointains souvenirs de ces milliers d’odeurs perdues. Les garder en mémoire à défaut de les avoir. Définitivement.

01/40 : L’imprévu
Il fait beau et je marche vers la Place. Devant moi, une maman tire un minuscule tricycle sur lequel vrombit un enfant : il est dans une course, il est dans sa tête et il va gagner ! Ils traversent calmement la rue lorsque tout se transforme en cris : une voiture ne les a pas vus, cale et klaxonne en faisant rugir son moteur. La peur s’est invitée. Même si donner la vie rend la mort inévitable, tout ne tient jamais qu’à un fil. Noter pour exorciser

A propos de Stéphanie Lannoye

Historienne de l'art et conférencière, mon métier est de relayer par des mots tout ce que d'autres ont créé, imaginé, construit, écrit ou vécu. Comme une balise dans la transmission des savoirs, je guide et je partage.

25 commentaires à propos de “#Carnets individuels | Stéphanie Lannoye”

  1. Ravie de te lire Stephanie ici, j’entend ta voix parallèle et voix ton visage. C’est agréable de mettre mots sur son. 🙂

  2. 18 : magnifique – tellement vrai toujours – le rêve grave et triste (et tant mieux qu’il cesse s’il en est ainsi) dans un hôtel, Vallorbe ou Valognes – la nuit qui part – et vous êtes là (formidable) (merci)

    • …Un hôtel qui sombre dans la nuit et quelque part, quelqu’un.
      (Et merci pour vos mots si justes qui permettent de continuer le texte… 🙂 )

  3. #23 exercice somme toute scolaire mais qui fait rêver. très bonne idée. (en suivant à la lettre la posologie on pourrait écrire un nouveau texte). Sophie Calle s’est essayé à cet exercice dans Prenez soin de vous (décortiquer grammaticalement un mail de rupture et bien d’autres actions à partir de ce mail)

    • Quelle belle idée que d’essayer d’écrire un autre texte sur cette base posologique ! Et merci vraiment de me rappeler ce travail d’orfèvre que sont les écrits de Sophie Calle, je vais m’y replonger avec joie…

    • oui, ce film est très à l’image de notre petit pays. Heureuse qu’il soit encore à l’affiche 🙂 !

  4. « on n’aurait pas dû trouver des mots qui n’existent que dans la suspension du prononcé … » résonne cette phrase. Et le livre abandonné dans la salle des pas perdus du tribunal . Et: « Le près se présente, le loin se recule et la réalité s’augmente. » Merci

  5. Il est partout, celui-là, celui dont, merde, on a oublié le nom. Je me demande si ce n’est pas le même pour tout le monde. Merci Stéphanie.