Dialogue #05 | couvre-chef

S’il vous plaît?
D’où j’étais placé, je ne voyais que le haut de crâne, recouvert de cheveux frisés et roux. 
Je déteste les roux. Question de principe.
Le crâne ne bougea pas d’un poil…
Je raclais ma gorge bruyamment puis, prenant soin de bien détacher les syllabes:
-Si-il-vous-plaît ?….
L’homme daigna enfin quitter le cahier recouvert de chiffres qu’il étudiait depuis mon arrivée. Il releva lentement la tête. Ses petits yeux encore rétrécis par des lunettes aux verres épais semblaient fixer un point  au milieu de mon front. Je laissais s’écouler quelques secondes: rien dans son attitude ne m’indiquait qu’il avait l’intention de me répondre. Je pensais d’abord que le rouquin était sourd. Je plissait les yeux pour déchiffrer les lettres inscrites en rouge sur son badge accroché à la poche de veston de son uniforme. On pouvait y lire: Christian T. Accueil. Mais il n’était pas mentionné « Je suis sourd » ou toute autre handicap qui aurait pu expliquer qu’il ne réponde pas à mon salut. 
L’envie de le prendre par les épaules puis  de le secouer pour en tirer un son quelconque me traversa l’esprit. D’abord parce que j’étais passablement énervé, mais aussi parce que l’orange de sa coiffe irritait ma rétine et était à lui seul une invitation à le malmener. Je n’en fis rien. J’avais conscience qu’il en allait du succès de mon entreprise. Je tentais de me calmer.
Enfin ses lèvres s’ouvrirent mais je ne pu en saisir un son.
– Voulez vous bien faire cesser ce vacarme? criait-je, je ne vous entends pas!
De l’index il actionna l’interrupteur et l’hélice du ventilateur qui vrombissait juste à côté de mon oreille droite stoppa net, gagnée par son inertie. Le silence fut complet et la chaleur moite qui caractérisait la région se fit encore plus pesante. Je sortais un mouchoir pour éponger mon front.
– Vous désirez, monsieur?
La surprise provoquée par le ton de sa voix nasillarde et trop aiguë dû se lire sur mon visage, il enchaina:
– Tout va bien, monsieur? 
– Oui… enfin je crois … Christian … cela ne vous dérange pas que je vous appelle Christian? 
– Non, monsieur…
– Il n’y a que vous? Enfin je veux dire… vous êtes seul pour faire l’accueil? 
– Oui monsieur, la nuit nous sommes seuls. Un: cela est bien assez a décidé le patron… Vous savez par les temps qui courent… 
Il avait pris un air pincé et forcé sur sa voix en prononçant ces mots. 
– Votre patron est un homme sensé…
– Vous le connaissez? 
– Peut-être… enfin cela n’est pas la question…
Il voulut se montrer aimable 
– Vous désirez que je fasse monter vos bagages dans votre chambre ?
Je regardai mon cartable que j’avais calé entre mes pieds et le comptoir et me demandais s’il ne se moquait pas de moi…
Il chassa d’un geste sec une mèche de cheveux tombée sur son front. 
Je surmontais tant bien que mal mon dégoût, puis:
– J’ai une demande à vous faire…
Du menton il me fit comprendre qu’il attendait la suite. 
– C’est un peu délicat.. en réalité c’est ma femme qui m’envoie…
– Je vois… 
A vrai dire je ne comprenais pas très bien ce qu’il pouvait voir: les cul de bouteille de ses lunettes le catégorisant plutôt comme quelqu’un de plutôt malvoyant. 
Sans prévenir il se leva, me tourna le dos. Je pu alors me rendre compte que la masse de ses cheveux était encore plus importante que je ne l’avais aperçu de face. Il les maintenait relevé en un chignon de femme qui formait une énorme masse, comme un champignon à l’arrière de son crâne. Je jetais un œil autour de moi. L’immense hall de l’hôtel était désert.
– Votre femme c’est la petite blonde à l’air pas très maligne qui vous accompagnait cette après midi ?
Mon sang ne fit qu’un tour.
– Qu’avez vous dit? Sortez de derrière cette porte je ne vous entends pas!
Il réapparu par une ouverture fermée d’une porte vitrée qui semblait trop petite pour lui. Il poussa la porte d’un coup d’épaule, baissa un peu la tête pour franchir le seuil, puis, toujours aussi flegmatique revint s’assoir face à moi.
– Je n’ai rien dit monsieur, vous avez du mal entendre…
Son impertinence failli me décider à le frapper mais encore une fois mon objectif m’en empêcha. Certes ma femme était blonde, certes il fallait bien avouer qu’elle n’avait pas l’air très futée, mais nous étions arrivés en début d’après-midi et avions passé le reste du temps enfermés dans notre chambre. En traversant le hall avec elle, je l’aurais forcément vu: une tignasse rousse comme la sienne…comment diable pouvait il connaître ma femme?
– Veuillez remplir cette fiche de réclamation…
Il me tendit par dessus le comptoir une fiche cartonnée a l’en-tête de l’hôtel. J’en déduis que c’était cela qu’il était allé cherché derrière la porte.
– Je n’ai pas de stylo dit-je, cette fois ci sans cacher mon irritation.
De nouveau il se leva, disparut plusieurs minutes dans la petite pièce à la porte vitrée puis revint à pas lent avec un stylo. Il pris le temps de se rassoir avant de me le tendre.
Je parcourais rapidement la fiche des yeux.
– Mais enfin vous n’allez pas me demander de remplir tout ça! Cela risque de me prendre une heure! Je vous dit que j’ai une réclamation de la part de ma femme! Elle m’attend dans notre chambre! Elle doit se faire un sang d’encre de ne pas me voir revenir!
De nouveau il fixa un point au milieu de mon front.
– J’aime beaucoup votre chapeau, monsieur! De très bon goût! Il doit faire son petit effet en conseil d’administration…
J’étais sur le point de lui demander comment il savait que je faisais partie du conseil lorsqu’un bruit rauque que je mis un moment à identifier comme un aboiement failli me faire tomber à la renverse.
Un chien, d’une de ces espèces indéfinissables entre le yorkshire et le caniche nain venait d’apparaître de dessous le comptoir. J’en déduisais qu’il devait dormir entre les pieds de l’homme depuis le début de notre conversation. Il était vieux et pelé. Les quelques touffes de poils éparses qui lui restaient étaient rousses: du même roux que son maître. 
– Cela suffit Jeanine!  lui dit il d’un ton calme 
Jeanine se tut aussitôt et vint se rouler en boule sur les genoux de son maître qui se mît à lui gratter le haut du crâne de son index.
Christian semblait m’avoir de nouveau oublié. Il s’était replongé dans son cahier de compte aux colonnes remplies de chiffres minuscules. 
Je poussais un bruyant soupir, saisissais sur le comptoir la feuille cartonnée et le stylo et allais m’assoir sur l’un des grands fauteuils de rotin près du bar. Résigné.
Je lançais fort pour qu’il m’entende:
– Vous devriez vous méfiez, l’autre jour on a vu un tigre rôder. Il avait réussit à rentrer dans l’enceinte de l’hôtel, probablement attiré par les poubelles. C’est votre patron qui me l’a raconté…
Je mentais, il n’y avait strictement aucun tigre dans cette région de l’Inde. 
Il me regarda par dessus le comptoir:
– Je n’en ai pas entendu parler…
– Je vous dit ça en toute amitié Christian,  rapport à votre Jeanine… qui sait ce qui pourrait lui arriver si…
Je laissais ma phrase en suspens. Façon puérile de me venger un peu du rouquin. Je balançai les épaules en arrière d’un air décontracté, posait mon couvre chef sur le fauteuil d’à côté et fit mine de me concentrer pour remplir le questionnaire.
En réalité, derrière la feuille de papier cartonnée, je guettais sa réaction. 

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

4 commentaires à propos de “Dialogue #05 | couvre-chef”

  1. Drôle de morceau d’histoire. J’aime cette façon de raconter, on ignore d’où ça vient et où ça va. Déstabilisant mais envie de savoir.

  2. Merci Ugo pour ta lecture! Je me suis beaucoup amusée à écrire ce texte. Je suis partie ( va savoir pourquoi? ) de l’image de Droopy en groom flegmatique avec sa touffe de poils roux. Après j’ai eu le sentiment d’être retournée en enfance devant un chapeau de magicien et d’en tirer des objets, des personnages, des accessoires que je m’amusais à faire apparaître dans ma petite scènette. Un ventilateur, un stylo, un chapeau, un chien… et puis tiens pourquoi pas un tigre?.. a la fin je me suis dit: on y comprend encore moins qu’au début… et c’est tant mieux !