#L5 Dilatation

La vitre est couverte de buée. C’est une pellicule blanchâtre déposée de façon non uniforme. A certains endroits, des traces de doigts ressemblent à des zigzags plus ou moins précis ou à des vagues dessinées par une main d’enfant. La partie inférieure de la fenêtre est tout à fait claire — elle se situe au-dessus d’une ventilation de chauffage. Au milieu un peu vers la gauche, des gouttes de pluie apparaissent agglutinées —vitre essuyée par un mouchoir ? Certaines ont la taille de grosses perles suivies de petites gouttes perlées — comme des perles  prêtes à l’enfilage. La vitre est coupée par une glissière en métal gris. La partie inférieure laisse transparaître des couleurs plus sombres, presque noires. Dans la partie supérieure des tâches de lumières ,certaines circulaires et vives, d’autres rectangulaires —verdâtres et orangées—, d’autres encore de formes incertaines  comme si les gouttes de pluie projetaient un faisceau lumineux. A la verticale, une silhouette indéfinissable se découpe sur un long rectangle gris avec un bandeau orange au-dessus — cela pourrait bien être une personne portant un haut bleu clair figée dans l’attente d’un bus ou d’un taxi. La silhouette est tronquée au deux tiers par la bande métallique. Au-dessous, un visage se devine au travers des particules en suspension comme dans le brouillard. Le passager sort un mouchoir bleu à carreaux blancs de la poche pour essuyer la vitre, pose le nez contre le carreau humide, replace le dos contre le siège, regarde ses mains. Avec son mouchoir, il frotte minutieusement chacun de ses doigts l’un après l’autre en commençant par le petit doigt. Il retire son alliance — elle sort difficilement—, la place devant son œil droit, ferme le gauche et regarde autour comme par un monocle. Devant lui, une femme se tient  en appui, une fesse sur la banquette l’autre dans le vide, une main sur une valise à roulette. A l’arrêt du bus, son corps bascule en arrière, elle se retient par un mouvement rapide du pied droit, tourne la tête vers l’homme, esquisse un sourire interrompu par une secousse.

Les mains de l’homme tiennent un stylo Bic bleu sans capuchon, déjà à moitié vidé de son encre. Sur le bureau le registre est ouvert, posé à plat à côté de trois tasses vides de tailles différentes — un « mug » comme on dit par là bas, et deux tasses à thé. Les trois anses sont tournées du même côté — côté droit par rapport au devant du bureau ce qui laisse supposer qu’elles ont été posées après une gorgée et laissées telles quelles. Un pot à crayon est tellement rempli que les derniers crayons jaunes déposés restent coincés dans l’enchevêtrement des mines sans être totalement enfoncés. L’homme s’adresse à la cliente plantée devant le bureau mais elle semble installée dans une écoute flottante et se met à tapoter sur le bord du bureau, cherchant tant bien que mal le rythme de la musique émanant de la radio — musique aseptisée au goût de barbe à papa sur-sucrée pour plaire à tous et à personne, ballotée comme une bouée délaissée dans une piscine —, place sa voix sur une note et commence une gamme qui monte en haut d’un gratte ciel de deux octaves et redescend sans même s’arrêter au dernier étage  pour admirer la vue, reprend du sous-sol pour grimper à la même allure et redescendre encore.

Sur le mur de droite deux casiers sont faits d’un bois foncé —du chêne ? L’un est constitué  de petites cases carrées numérotées sur la tranche —sur trois colonnes, une dizaine par colonne—, dans lesquelles sont entreposées des clés. Quasiment toutes les cases sont vides.  Toutes les clés sont accrochées à des carrés en bois brut taillés avec précision, un peu plus petit que la dimension des cases. L’autre, plus grand —rectangulaire—, est terminé sur le haut par une moulure représentant des sortes de couronnes —un peu comme le chapiteau d’une armoire style Louis XV. Des lettres dépassent des cases —quatre ou cinq. Elle tient entre ses doigts tremblants une enveloppe qui porte son nom à l’encre verte. Elle s’assied sur le canapé, pose la lettre sur la table basse, tourne la tête vers la fenêtre. Il fait nuit noire dehors.  Une branche de pin frotte contre la vitre au gré du vent. Elle décachette la lettre, délicatement d’abord en décollant le rabat, puis  déchire l’enveloppe et retire une feuille blanche pliée en quatre. Un petit rien et ça écorche dans la chair. Elle tourne à nouveau le regard vers la fenêtre —la branche grince contre la vitre. Elle pose la feuille ouverte sur la table, se lève, monte les escaliers d’un pas lourd.

La foudre[1] tombe dans l’eau… un, deux, trois, quatre, éclat de tonnerre[2]. Les collines font rouler le bruit assourdissant de sommet en sommet comme une lourde barrique pleine de cailloux qui prendrait de la vitesse[3]. La mer se transforme en une meute de loups poursuivie par un énorme lion[4] rugissant. Le ciel reprend son manteau noir,  la crinière blanche des loups galope au vent lorsque trois éclairs traversent[5] le ciel jetant une lumière incandescente sur la meute en furie.

Notes en bas de page pour irriguer la chair


[1] La foudre frappe à plusieurs endroits. Le ciel semble transpercé par des racines lumineuses (imaginer une forêt au dessus des nuages et au dessous les racines qui pénètrent l’air pour se nourrir).

[2] Laisser le doute. La tempête pourra être à l’extérieur ou refléter la tempête dans la tête du locuteur.

[3] Le locuteur se demande si son cœur va éclater.

[4] Panique du locuteur… se mettre à courir pour ne pas être englouti par le lion ou ne pas bouger et alors être frappé par la foudre… dilemme.

[5] L’image d’un livre d’histoire d’école primaire se superpose dans les yeux du locuteur. On y voit Zeus se propulsant dans les cieux sur un nuage chargé, le bras gauche tendu vers la terre,  le bas du corps drapé dans un linge blanc flottant dans les airs, la foudre dans la main droite dont le mouvement suit le regard de Zeus dirigé vers la terre. La tension des muscles suggère une colère intérieure ou un désir de vengeance, de punition. Aurait-il été désavoué ?

A propos de Françoise Anouk Sullivan

Avant: USA-France. Prof littérature — Maintenant: il doit bien y avoir un lien entre ma passion pour l'aviron, sa pratique et mon désir d'écriture.— Après ...

4 commentaires à propos de “#L5 Dilatation”

  1. Â Travers la fenêtre. Traversée de matière. Traversée de regard. Des gouttes à l’alliance des vapeurs d’eau à la silhouette bleue. Riche de matières. Potentiellement promis au vertige. Une acuité cinématographique

  2. Merci. C’est le roi Lear dans sa tempête qui a « irrigué » ce passage…