#P10 | djemila & fabienne

il s’est un peu repeigné cliqué sur le lien qu’elle lui a envoyé elle est déjà là derrière elle le ciel est plein d’oiseaux
ils vont passer l’hiver en Afrique pour y aller ils volent au-dessus du djebel Amour quand j’étais gosse on les voyait filer plein sud c’était la fin des chaleurs insupportables avant les grands froids des nuits d’hiver j’avais 10 ans un soir de janvier ils se sont installés près de la maison pour dormir là dans la voiture avec mon père on a essayé de les inviter il fait si froid les nuits là-haut ils ont refusé gentiment lui surtout elle avait l’air plus ouverte prête à la rencontre je l’aimais beaucoup notre petite maison au milieu de nulle part les parents de mon père étaient bergers nomades cette maison en dur c’était sa fierté ça lui a fait de la peine on a parlé français
ici on aime faire la fête dimanche j’ai vu ce tatouage born to lose sur le bras d’un garçon ça m’a fait pleurer born to lose comment tu peux te graver ça dans la peau can you believe it pendant ce qu’ils appelaient the troubles ça dégénérait des feux et nous on jouait dans les décombres dans la désolation les blessés les morts j’ai grandi là-dedans mon fils il a fait de belles études je crois aussi loin que nous pouvions l’accompagner il est allé en France avec erasmus peut-être il s’est dit Samuel Beckett James Joyce Oscar Wilde il m’a jamais dit il s’est installé à Nantes il fait des films je crois
elle se rapproche de la fenêtre pour lui montrer les oiseaux sur un fil
tu vois les hirondelles elles se rassemblent pour migrer je vais leur confier un message pour toi
pas loin d’ici il y a des gravures rupestres avec des antilopes, des éléphants, des panthères il devait faire très chaud le climat est en train de redevenir comme ça les paysages de chez toi je les vois verts ondulés comme une hanche de femme il fait frais il y a de la brume ma fille s’appelle Djemila elle travaille à la mairie d’Aflou elle a l’air heureuse
il se penche fouille dans son téléphone tiens je partage une photo
elle dit qu’il y a trop de religion dans nos vies pendant la guerre civile elle avait presque 20 ans ça a été difficile quelques copines sont parties en France elle a voulu rester
elle est belle comme toi elle a les yeux très clairs je croyais que c’était seulement nous comme ça quand Bobby Sands est mort j’avais 6 ans moi aussi je suis restée les vaches on les traie tous les soirs il y a aussi des moutons des chevaux
pour la première fois il lui coupe la parole
oui mais je voulais te dire ça on risquait de mourir tout le temps tu parlais tu mourais tu te taisais tu mourais tu pleurais tu priais qui je ne sais pas au nom de dieu on mourait la peur la peur la peur
son esprit s’en va elle cherche à se rappeler la peur le mail où son fils lui raconte
un film du cinéaste au nom d’écrivain américain l’acteur au nom italien il court il court il court pour essayer de sauver son copain qu’il a trahi il sait qu’ils vont mourir fabienne j’viendrai pas c’soir il meurt

A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.