#doublevoyage #05 |  5

I

Nous devions prendre le bus le lendemain matin, qui nous conduirait à Toulouse, ville dont personne n’avait su me parler tant elle nous était à tous étrangère, son nom même nous était inconnu — petite-fille égarée, comment aurais-je pu interroger les sœurs du couvent Sainte-Marie où nous logions, et qu’en auraient-elles dit, de là où elles se tenaient, de leur éloignement choisi, peut-être — ville qu’on imaginait au moins aussi vaste que Bab-El-Oued, notre unique référence ( Alger la blanche était trop chic, mondaine, pour les ouvriers), ville qui allait abriter notre colonie de femmes et d’enfants en détresse, bien que ce soir-là nul n’y ait songé tandis que les charnières des valises en carton — malgré le matériau modeste, elles dureraient longtemps — claquaient sous les doigts et que les baluchons — ma mère nommait ainsi les sacs en tissu, de différentes tailles, qui contenaient eux aussi nos maigres affaires — s’entassaient sur le palier des chambres aux fenêtres grandes ouvertes sur l’été noctambule pendant lequel nous écoutions crisser les grillons, parents très éloignés de nos sauterelles, et laissions entrer dans ce que je viens de nommer chambres, petits dortoirs occupés par les lits — nos hôtesses étaient des religieuses qui proposaient en l’absence de confort le gîte et le couvert — une fraîcheur, qui semblait aux gens de l’extrême sud dont j’étais, venue du paradis. Une fraîcheur toute montagnarde qui avait permis de remiser les éventails dans les sacs à destination du lendemain, jour du voyage en bus, imprévisible voyage dans ce temps, pour nous, d’impermanence, d’autant que cette nuit-là verrait naître à son terme une nouvelle échappée vers une sorte d’absence, de flou que le mot demain rassemblait dans nos têtes afin d’en éloigner le passé et l’immense frayeur, d’empêcher cette dernière de se bâtir un passage, une grandiose avenue dans laquelle elle nous piègerait tous, nous figerait pour les années à venir. Et c’était sûrement au carrefour de cette avenue, dans notre imaginaire, qu’avec nos valises en carton et tous nos baluchons, cette nuit-là, chacun à l’étroit dans son petit lit loué par les sœurs, dont la charité était mise à l’épreuve d’un exil, celui de ces femmes et de leurs enfants, en chair et en os, incomparables aux anges fréquentant leurs prières — nous attendions, l’œil clos sur le noir de la nuit, le ventre habité par la douleur d’être — incroyablement — vivants.     

Le bus nous déposa rue Romiguières. Les portes d’une pension de jeunes filles s’étaient ouvertes et là encore des sœurs nous accueillaient.

C’était une des huit rues qui venaient embrasser à pleine bouche la place du Capitole – la seule des huit que mon pas ignorerait jusqu’au jour de mon départ, un jour de février 78 — rue courte (la rue Pargamignières s’imposait rapidement à sa suite pour filer droit vers la Garonne et un quartier qui ne fut jamais sur mon chemin), rue du premier refuge, elle abriterait le sentiment partagé par tous d’être là en transit, et en ferait les frais curieusement, aucun d’entre nous n’y logea hormis les deux mois passés derrière les portes bien closes du couvent, davantage couvent que pension de jeunes filles en ces semaines d’été où seule la présence des sœurs s’invitait dans les retranchements d’un petit peuple d’à peine vingt-cinq âmes effarées et perdues, avec une sévérité affable, comme si leur mission avait été de ramener sagement sur la bonne route ces quelques-uns qu’on aurait dit récalcitrants et dont il était clair qu’il fallait se méfier. Des petites nonnes espagnoles, à peine plus âgées que les plus grands enfants parmi nous, d’une insouciante gaité – comment, pourquoi s’étaient-elles trouvées là ? – partagèrent avec les aînés du groupe les mots et les rires d’une solaire fraternité. C’était l’été, peut-être l’unique été dont je me souviens encore, avant d’entrer dans cet hiver éternel, souverain, dont je ne fus guérie qu’en le fuyant seize années plus tard. Il serait faux sans doute de soutenir que l’hiver occupa en entier ce temps long mais aux branches de l’arbre de mes anciennes mères, seul le soleil avait fleuri — il asséchait le reste et nous avec lui, il était à lui seul le pire et le meilleur compagnon de nos vies, tyrannique même la nuit quand il s’était couché, sa chaleur obscure nous évitait de l’oublier – et au-dessus de cette ville dans laquelle nous venions de pénétrer, cet été-là il fut présent, encore, pour nous berner peut-être, à moins que fort de notre accoutumance à ne connaître que lui, il ait tenté en vain de nous protéger de l’inconnue froidure qui immanquablement viendrait.

Un commentaire à propos de “#doublevoyage #05 |  5”

  1. Je reviens, un an plus tard, tirer le fil du double voyage proposé, avec grand désir de le clore cette fois. Un an pour qu’apparaissent au détour une destination, et ses étapes. En chemin donc, à tâtons.

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