Éclats de Vies

Celle qui s’est sentie moineau sans ailes sur une terre inconnue. Celle qui n’a pas quitté les rives de l’incertitude. Celle qui eut un coup de foudre un dimanche à l’église et qui boita toute sa vie. Celle qui ne buvait que dans la tasse ébréchée du matin. Celle qui usurpa l’identité de sa sœur, celle qui boitait, pour se vieillir un peu. Celle qui fixait le bout du chemin attendant le fils qui ne reviendrait plus. Celle qui, souris noire dans sa cuisine sombre, se faisait la conversation. Celle qui n’eut le temps de rien. Celle qui s’est délestée du poids du monde. Celle qui s’est égarée dans le tunnel des mots. Celle qui caressait les arbres. Celle qui s’échappait pour aller danser. Celle qui soigna les Poilus à l’hôpital, puis son mari. Celle qui marchait les yeux fermés. Celle qui avait toujours raison. Celle qui doutait de tout. Celle qui, accoudée à la fenêtre sur une vieille photo semble croire au bonheur.. Celle qui ne savait pas prononcer les u et disait ou. Celle avec qui je n’ai pas beaucoup parlé. Celle qui émigrée, immigrée a mis au monde neuf enfants, en a perdu trois. Celle qui souriait en épluchant des châtaignes. Celle qui a avalé des cachets pour en finir. Celle qu’on ramena à la vie. Celle qui a enroulé une corde autour de son cou et s’est pendue à l’espagnolette de la fenêtre. Celle qui enterra trois de ses enfants. Celle qui fut comme une grand-mère. Celle qui avait un visage si dur. Celle qui fut renversée par une voiture. Celle qui resta des mois allongée sur son lit d’hôpital. Celle qui n’a jamais revu son pays, sa famille. Celle qui grandit dans un orphelinat. Celle qui avait perdu les mots, les souvenirs, mais savait mon prénom. Celle qui s’est enveloppée d’absence. Celle qui aimait chanter des airs d’opéra. Celle qui parlait aux fleurs. Celle qui du fond de sa tombe continue la conversation avec moi. Celle qui voyait avec ses doigts. Celle qui fut laissée à la fosse commune. Celle qui se complaisait dans le flou. Celle qui n’avait que son ombre à qui parler. Celle à qui les mots ont manqué. Celles dont je ne sais rien. Celle qui m’a donné voix de chair. Celle qui m’a souri avant de disparaître. Celle à qui je pense chaque jour. Celles qui m’ont portée. Celles que je porte en moi.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.