#enfances #04 | respire

Lorsqu’on a acheté des lits aux garçons (ils étaient tous les deux dans la même chambre) pour remplacer ceux qui venaient de là-bas (qui étaient venus avec le cadre et le reste des meubles) ils n’ont rien trouvé de mieux que de se jeter dessus du haut de l’armoire – c’est ainsi qu’ils en ont cassé un – après le savon, on a fait jouer l’assurance, le lit a été remplacé et c’est en dessous qu’un peu plus tard on a découvert la collection de catalogues de voitures neuves que se faisait le petit : il y en avait peut-être deux cents – papier glacé couleurs odeurs chatoyantes – il a fallu qu’il s’explique – avait-il l’intention d’en acheter une ? Il ne savait plus où se mettre et s’est expliqué – il subissait l’influence d’un de ses amis, il se laissait entraîner par ce garçon qui vivait un peu plus haut dans la rue – fils unique – enfant gâté – plus tard, on le verrait conduire, ce garçon un peu vicieux, une mobylette puis une petite décapotable jaune, à ce moment, ils ne seraient plus amis, il était plus âgé et c’est quelque chose qui compte dans ces années-là – le petit comme on l’appelait avait laissé sa collection pour s’intéresser aux motos – les parents du voisin lui achetèrent un autre cabriolet de la même marque – vert – et c’est ce moment-là, tu vois, du lit cassé, des catalogues sur papier glacé qu’ils volaient plus ou moins dans les garages, ce sont ces moments-là, je m’en souviens parce que tu me le demandes
j’aime bien parler avec toi
mais tu sais, c’était un moment difficile, on avait l’impression d’à peine être sortis de la guerre, on ne voulait que vivre… vivre la jeunesse, tu sais ce que c’est, danser rire et boire, fumer et danser encore et rire aimer – à peine avait-on changé de continent mais pas de nationalité… un peu de langue oui… pour la santé de mon mari, tu sais mais surtout à cause de la guerre qu’il y avait, parce que il faut te dire que à ce moment-là être colon était une profession, enviée et supérieure – une bonne situation – on n’en savait pas vraiment plus, on ne voulait pas nonplus trop en savoir mais tu vois comme les choses qui changent, le petit a immédiatement, dès le premier hiver, fait des crises d’asthme, on avait donné à mon mari six mois à vivre mais on le soignait, et les choses s’amélioraient un peu – pas pour le petit, c’est un soir, le petit sur son lit, neuf, il est rouge et ne respire qu’à peine, avec tellement de peine, on l’aurait vu mourir, on croyait le voir mourir je te jure, son inspiration était rauque et tellement difficile, j’ai cru qu’on allait le perdre, je me souvenais que mes parents avaient perdu deux enfants en bas âge – avant que je naisse – il y avait cette terreur, tu sais, le médecin est arrivé, il avait eu toutes les peines du monde à cause de la neige, c’était la nuit et il a diagnostiqué de l’asthme, des comprimés (je ne sais plus), de la pommade (bronchodermine au camphre), des suppositoires (théophyline bruno), le petit détestait ça mais faisait bonne figure, ça le calmait, plus tard on l’a envoyé en cure, ça l’a aidé – il souffrait, mais on voyait qu’il ne voulait pas faire peur, qu’il se retenait de dramatiser, c’était tellement impressionnant il acceptait et prenait sur lui, je n’ai pas oublié son regard – à la Bourboule oui – ni l’odeur du camphre ni le bruit que faisaient ses bronches à l’inspiration, prises refermées prisonnières empêchées – il faisait un temps détestable, de la neige, du vent du froid je n’avais jamais vu ça – c’était un chauffage central au charbon, on mettait des boulets dans la chaudière, tous les soirs, la bourrer jusqu’à la gueule pour qu’au matin reste encore un peu de chaleur, mais non, il faisait trop froid, j’ai cru mourir aussi mais je ne l’ai pas souhaité, je ne crois pas, non je n’avais pas le temps, les enfants, les élever, les nourrir et les protéger nous n’avions que ce désir – la neige, le verglas, les congères, les rues encombrées et les coliques néphrétiques de mon mari, c’est vrai que la maladie avait quelque chose de spontané et de pratiquement normal, une des filles avait eu des accès de danse de saint-Guy – et puis les grippes et les angines, l’histoire était ancienne et datait de là-bas, là-bas c’était les bombes et les armes, le soleil et ici la neige et la mort de Piaf et Cocteau, simultanées, tu sais comme celle de Kennedy, Mendès qui se battait comme un lion, ça n’était pas facile, ils nous en ont fait voir… les enfants, oui

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

7 commentaires à propos de “#enfances #04 | respire”

  1. Waouh, voyage dans le temps, une autre langue, d’autres vies, et on y est si fort. Comment fais-tu ? « Il se retenait de dramatiser ». On voit tant. Merci, Piero.

  2. Oh ma pauvre ! mais tu as tenu bon (même si tu as cru mourir) et c’est du passé maintenant… ah oui ils nos en font voir mais on les aime non ? (c’est pour cela que leur regard souffrant fait mal)

  3. J’ai connu les nuits blanches et sifflantes, le médecin qui traîne à faire ses diagnostics, et la Bourboule bien sûr… bref, ça ressemble fort au texte que je m’apprêtais à écrire ! Bonne idée de donner le point de vue de la mère.

      • J’en ai des souvenirs aussi brumeux que la salle où il fallait poireauter en peignoir… En tous cas, pour moi qui débarque, la voix est là, c’est bon signe !