#enfances #04 | la distance de l’infinitif pour le corps écrivant

La chambre de l’enfant où il ne règne pas, c’est un domaine où il ne pénètre pas, c’est le territoire de la mère. Lui, passe devant la porte, encadre son corps dans l’ouverture. Le tablier blanc qui s’arrête à mi-cuisse du pantalon, avec son col en V. La chemise par-dessous, avec le col qui dépasse. Tout est en place. Tout doit être à sa place. Debout. Plus haut. L’enfant lever la tête toujours. Le corps assis sagement devant son bureau c’est lever la tête. Le corps couché, c’est lever plus haut. Lorsqu’elle est malade. Le thermomètre lui seul à décider qu’elle n’ira pas à l’école aujourd’hui. La douleur comme le feu dans la gorge non. La ligne noire du mercure et longtemps ne rien voir, ne pas comprendre où ça se voit, malgré faire comme la mère, incliner le thermomètre légèrement à droite, puis légèrement à gauche. Les lèvres de la mère embrasser le front de l’enfant et dire plus sûrement que le thermomètre, non, tu n’en as pas. Tu en as moins. Tu n’en as plus. Le thermomètre juste là pour confirmer. L’éther, happer ses effluves, le temps que le thermomètre soit désinfecté. Faire attention, parce qu’il casse. Régulièrement sauter des mains de la mère, au corps vif et pressé, appelé ailleurs, métier et ménage, quand le père, seulement métier. Alors se dépêcher il faut. Il s’est encore cassé. La bille de mercure. La retrouver sur le lino chiné gris, se mettre à quatre pattes. La mère, pas l’enfant qui est malade. Rester au lit. S’ennuyer. Ce serait temps long, tant qu’on veut, temps idéal pour lecture autorisée, mais le corps refuse. La tête en feu, fermer toutes les ouvertures. Les mots en noir dansent au frontière comme devant les murailles d’un château fort. Ils n’entreront pas. L’odeur de lait chaud dans la bouteille thermo, soulever le cœur. La grande main du père, revisser le bouchon et ouvrir par la main d’enfant ne sera plus possible. Elle n’a pas de regret. Pour l’école non plus. Rattraper il faudra. Tout rattraper comme si elle était allée en classe. Recopier, mais le premier jour, la mère n’a pas encore de quoi. Ce pourrait être le meilleur jour. Il faudrait ne pas penser à demain, à ce soir, quand la mère rentrera, commencer à recopier, calculer, conjuguer, retenir. Le futur pèse sur son oisiveté qui porte le poids de l’éphémère et en gâte la jouissance. À côté de la bouteille thermos, une table a été installée. Porter la table et entrer avec la grosse valise qui mange tout l’espace de la table, c’est le corps en tablier blanc aux gestes précis, calculés. Le granulé gris de l’enregistreur avec deux attaches métalliques au fonctionnement intéressant d’être peu expérimenté. Essayer, l’enfant voudrait. Depuis regarder les mains du père, savoir qu’elle peut y arriver. Ne pas toucher. Une fois le couvercle enlevé, deux larges bandes de ruban marron et le fil précieux. Le glisser délicatement entre le truc du milieu au devant. Le faire elle-même. « Elle saurait le faire »[1]. Le dire. Non. Ne pas toucher. Ne pas toucher aux médicaments, aux préparations, aux gélules, aux cachets, à la poudre. Le geste parfait appartient au père. Il y tient. C’est sa prérogative. Personne d’autre. Même pas la mère, le brouillon de ses gestes. Sa maladresse. L’absence de la mère autorise au père l’entrée et le management de la chambre d’enfant. La distraire, il faudrait. Il ne sait pas. Il n’a pas appris, pas le temps, pas le corps pour s’asseoir sur le bord du lit. Ce n’est pas sa place. Debout, il reste. Appuyer sur les gros boutons ivoire pour mettre en marche et arrêter l’enregistreur, elle peut. L’autoriser, puisqu’il va redescendre. Son métier en bas l’éloigne déjà. Seule avec l’enregistreur ventru. Le son faire présence. Les chansons choisies par la mère, enregistrées par le père, c’est mystère. Les paroles surtout écrasent la solitude. Il y aurait bien les histoires. Le bouton pour accélérer. Aller au-delà d’elle et reprendre. C’est soulagement. Pas la voix grave. Pas écouter et pleurer. Ne plus vouloir. Trop triste. La rose qui reste seule. Colère. Incompréhension. Injustice. Larmes. Le bouton pour fuir le chagrin qui s’est imposé, prend toujours par surprise, un traître, qui a envahi le cube d’espace de la maladie, a dévoré le calme. Longtemps pour le ramener à une juste proportion, le faire rentrer chez lui comme ordonner au chien d’aller à la niche, nicher, se nicher, le chagrin malin à faire son lit partout. « Sacré, sacré, sacré Charlemagne, qui a eu cette idée folle un jour d’inventer l’école ». Pourquoi cette chanson-là dans l’enregistreur ? Comment la mère à la vigilance exacerbée a-t-elle laissé entrer ces paroles insensées qui se répandent dans l’espace de la chambre de maladie. La dissonance dans le corps d’enfant comme déjà être emmené ailleurs par la fièvre, un autre monde, d’autres lois étranges, un royaume qui aurait échappé au contrôle de la mère. Le soir à son retour, il y aura le baiser baromètre sur le front, la table à roulettes étrange avec son pied qui peut se glisser sous le lit et sur sa tablette qui peut s’incliner, poser les cahiers d’école de la petite copine pour recopier dans les siens. Les mains de la mère ouvrir à la bonne page, tendre le stylo, échanger pour un crayon, souligner pas besoin je le ferai, dommage, souligner, l’enfant aime bien, la mère surveiller sa montre, veiller à l’efficacité, ne pas perdre de temps. La première journée s’achève et le pire est à venir. Il va falloir dormir. Rester couchée dans le noir et attendre. Attendre. Sans fin.


[1] Usage courant en Wallonie , « savoir » utilisé pour un apprentissage comme en Belgique on dit « je sais nager », on dit « je sais le faire ».

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

6 commentaires à propos de “#enfances #04 | la distance de l’infinitif pour le corps écrivant”

  1. Cette présence qui, pour moi, balaie tout le texte, la mère, le territoire de la mère, le père en ombre, en contrepoint. Des présences fortes.