#enfances #03 | Passer

Mais par où ?  Là, c’est interdit. Trop au bord. Trop lisière. Ils ont brandi le mot. Mais c’est quoi lisière ? Ils parlent du danger et moi je ne vois pas de quoi ils parlent. Je vois forêt, avec tout du long un petit fossé séparant le sombre des branches basses et le clair des champs attenants.  En descendant dedans, pour voir, on a à peine un peu de boue au fond, et on peut s’accrocher aux herbes pour remonter. Parlant toute seule, chantant, se taisant. Quel mal à ça ?

Passer outre. C’est un jour qui ressemble aux autres. Mais là, pour se frayer un passage, elle ment. C’est un mensonge qui n’en est pas un. Il protège ceux qui ont peur. Elle n’a pas peur. Elle va juste porter des pissenlits pour les lapins de la dame qui vit seule à l’autre bout du domaine. C’est ce qu’elle dit avant d’enfourcher le petit vélo. Pas de temps à perdre. Elle s’est déjà risquée au bord du lac, là où il ne fallait pas. On peut aller plus loin. La forêt c’est la bordure du lointain, attirante. Tours de roues. Elle ne retrouve pas exactement le même endroit mais traverser suffira. D’un bord à l’autre, le saut est possible. Pour le retour ce sera autre chose. Elle n’en est pas là. Elle sait qu’elle y va : au-delà de la lisière, la clairière aux mille clochettes de muguet sauvage et les pagodes en ruines l’attendent. La lisière est l’ourlet de sa robe de reine libre.

Passer par là. Je la connais comme si je l’avais faite. En marchant elle sent qu’elle s’éloigne de la frontière. La lisière est un mot qui marche. Elle le parle, elle le chante, elle le tait sous les arbres. Tous les mêmes. La clairière n’apparait pas. La lisière a disparu. Je sais comment elle a senti en elle la nuit s’amonceler et l’écart se creuser. Ce n’est pas la première fois mais là les craquements se mêlent aux pas et rien d’autre ne se présente. Même pas revenir sur ses pas, qui n’existent plus. Passer de l’autre côté : en pensant aux blessures des autres lisières beaucoup plus tard, je vois qu’elle cherchait  ça, en réalité. Soit dit en passant.  

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

3 commentaires à propos de “#enfances #03 | Passer”

  1. Bonjour Christine, `

    Cette forme du texte en paragraphe et creusements correspond tellement à l’idée proposée,
    mais au delà elle pose tellement bien cette intensification de la fiction… (J’ai manqué ça de mon côté, je vais essayer d’y revenir,)
    Votre fillette aventureuse et si bien regardée, on s’y attache en un instant, merci,

  2. « la lisière est l’ourlet de sa robe de reine libre »
    « La lisière est un mot qui marche. »
    Merci pour les définitions !
    C’est sans doute là que ça se passe — entre lisière et clairière (là où les pas « n’existent plus ») : la réserve d’écriture (où l’écart se creuse)