enfances #06 | voix & corps

Je tourne et vire sur la question de la voix, je cherche à savoir d’où elle surgit, par quel processus elle se redessine en mémoire. Est-elle reliée à la nature des mots prononcés, aux replis de l’histoire en train de se raconter, ou bien reste-t-elle indissociable du corps qui parle ?

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Ma mère est toujours de ce monde bien que très âgée. J’habite loin de chez elle. Souvent je cherche à l’entendre en imagination. Je me représente son corps assis à la table devant sa broderie ou son journal, son visage saisi d’une expression douce. Je ferai de même quand elle sera partie. Et je connais sa façon de dire les choses. Dame, c’est vous qui voyez. Ah les goûts et les couleurs ! Il a dû mouiller cette nuit. Des expressions à elle qui déclenchent tout de suite le souvenir précis de sa voix.

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Je la joins au téléphone. Elle voit le nom qui s’affiche sur l’écran, répond avec allant. Sa voix porte de la joie. C’est bien elle. Oui oui oui. Elle dit : Bonjour ma fille.

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Donc sa voix : plutôt grave et décidée, jamais mièvre. Sa voix : associée à des mouvements de bouche et des haussements de sourcils. Sa voix : en accord avec le côté mutin de son regard. Sa voix : aimable, capable de douceur et de murmure, teintée parfois de rire.

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La voix est unique. Elle n’appartient qu’à un être, un seul. Elle le caractérise et elle est impossible à confondre. Peu de variations avec l’âge et l’humeur.

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La voix de ma mère existe fort aussi dans le contraste avec celle du père, autoritaire et rude, sourde et retenue, bouche pincée — rien qu’un trait, pas de lèvres —, toujours une sacrée dose de colère et de frustration, quelque chose qui ne peut être apaisé. Il avait dit Cache-moi ça ! en parlant de son ventre à la fin de sa première grossesse. Il ne supportait pas l’intime, le trop visible, le trop féminin. Sa voix était devenu le trop bouillant de son sang, sa voix grondait, tonitruait à l’intérieur de lui. Ça se sentait même s’il n’en laissait paraître qu’une infime parcelle. Après la mort de l’enfant qu’elle aimait tant, ça avait été pire. Sa voix s’était transformée en sifflement, filet d’air propulsé entre les lèvres avec les mots ramassés tout secs dans son haleine. Le timbre s’était dissout. Syllabes remâchées, plus de matière, contenu incompréhensible. Une voix indissociable de son corps d’homme, de ses mouvements brusques dénués de tendre, de sa douleur solitaire. Quelques années après sa disparition, le sifflement persiste, rattaché au trait fin et violet de sa bouche. J’en ressens comme un vertige, voudrais ne plus l’entendre.

Photographie ©Françoise Renaud, Côte de jade 2004

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

10 commentaires à propos de “enfances #06 | voix & corps”

  1. Oh merci Françoise pour ce texte très émouvant, les possibles réponses apportées à tes points d’interrogations.
    Très touchée par le tendre sous-jacent de tes mots. .

    • je n’ai peut être pas répondu tout à fait à la proposition même si les voix de nos père et mère sont forcément reliées à nos enfances
      j’ai plutôt essayé de réfléchir sur le souvenir de la voix, mais de quoi est-il fait ? là il n’y a pas d’images sinon celles du corps lui-même
      merci Marie pour ton passage

    • c’est ce parallèle en effet qui fait exister ces fragments…
      Je peinais tellement à écouter la proposition au fond de mon lit bien pliée avec le Covid et je ne savais pas où aller… je me suis dit ce n’est pas pour moi et puis j’ai suivi le fil des voix, celles-là forcément, celles avec lesquelles on en a jamais terminé…
      merci Piero, touchée par tes mots

  2. Ah le père, sa voix, son absence de lèvres… Très fort, ce mystère de la colère des hommes. Le sifflement. Vertigineux, ce texte. Ce qui se passe quand on se focalise sur un truc précis, en écriture, la voix ici, et tout ce qui échappe alors, la puissance que cela revêt. Merci, Françoise.

    • je suis contente que tu sois là, Anne, sur cette suite de fragments Voix…
      j’aurais voulu écrire quelque chose de plus « intellectuel » et de plus construit, mais pas la force…
      je me suis appuyée sur l’idée de fragments, de petites choses « tournant autour » avec du rythme, et puis le dernier a pris plus d’ampleur sur l’histoire de la voix reliée au corps, et là spécialement aux lèvres… parallèle entre lui et elle, entre avant et maintenant, entre mort et vivant

  3. Justesse du rapport entre la voix et le corps
    dans tes textes toujours présence d’un ancrage fort dans le réel puis décollage

    • Merci de souligner la forme et le rythme, souvent plus importants que le récit lui-même (et même toujours oserais-je dire !)
      et tu sais combien j’y tiens…
      merci merci de me lire