Est-ce que j’invente ?

Rose et Jack

Paris décembre 2019

Couple amoureux sur trottinette électrique, lui derrière l’enveloppe elle de ses longs bras emmanchés dans une veste trois quart en tweed brun, il dirige l’engin, elle a ses mains posées au milieu du guidon, son visage pâle est légèrement penché vers la droite, dans un abandon fragile, ils se déplacent lentement sur la piste cyclable, le calme du mouvement contraste furieusement avec la circulation sonore du boulevard Magenta qu’ils longent en remontant vers la Gare de l’Est, leur attachement rayonne tout autour, c’est la lumière de cet attachement qui m’a saisie, leur traversée fluide comme celle d’un lent navire sur mer calme, je pense aux héros de Titanic à la proue du navire géant. Ce matin dans la douceur de la chambre de l’hôtel Paradis il lui aura baisé la tempe après qu’ils aient décidés réjouis de parcourir en un jour la ville au hasard à bord de leur petit engin électrique, leur goût d’aventure rend ma marche forcée par la grève bien plus légère.

Bonnie and Clyde

Paris, novembre 2019

Je remonte à pied la rue du faubourg Saint-Martin, à l’angle de la rue des Récollets un jeune couple devant la vitrine de ce que je sais une immense armurerie, main dans la main ils semblent fascinés. Ils sont d’une belle élégance, elle cheveux dressés en savant chignon banane blond vénitien, pardessus marine et bottines fauves à talons sous denim brut, lui hipster habitué des salons de barbiers, pantalon battant la cheville, casquette en beau lainage, ils sont le chic parisien du moment. Je suis en approche, une vingtaine de mètres nous séparent, mais déjà ils pivotent sur leurs talons cirés et remontent devant moi la rue. Je presse le pas, à la hauteur de l’armurerie je jette un œil à la vitrine, intriguée, une présence incongrue aurait pu les tenir là tous les deux, mais non, juste des armes, des guns puissants et ma peur. Ils sont déjà loin devant moi, je voudrais pouvoir les rattraper, saisir leur conversation, peut être cela me permettrait de comprendre ce qui les a figé devant l’étalage de canons et de lames brillantes, je m’essouffle, les dépasse, le faubourg est bruyant mais je leur arrache les détails de l’organisation d’un week-end à Villers, sur la côté normande. Une idée étrange me traverse, il faudra que je pense à surveiller les faits divers.

L’homme et la très jeune fille

Tokyo, novembre 2019

Dans le métro à Tokyo un dimanche, avec Philippe et Tristan qui nous accompagne à la découverte d’un bout de ville inconnu. Sur les sièges qui nous font face, un homme d’une cinquantaine d’année, je ne retiens pas grand chose de son visage, mais je le range dans la catégorie dépeuplée des virils, à ses côtés une très jeune fille aux joues plates, la bouche tombante en petite moue, entre eux un jeu étrange qui me met mal à l’aise. Il la taquine, elle détourne son visage lunaire, repousse les doigts qui chatouillent. Les échanges tactiles sont rares en public au Japon, je me surprends voyeuse, hypnotisée par la chorégraphie des mains et des visages. Au moment où je réalise que la jeune fille n’est pas consentante il mêle ses jambes au siennes, force ses cuisses du genou écartant sa jupe d’écolière courte et plissée. Tristan devine ma gêne, il m’explique que c’est courant, ici des hommes payent des jeunes filles pour qu’elles passent avec eux la journée, ce n’est pas forcément sexuel, ça ne dissipe pas mon malaise. En descendant de la rame, le couple nous précède, rejoint sur le quai par une femme d’une quarantaine d’années et un très jeune homme, à eux quatre ils dessinent une famille idéale. Je suis perplexe, n’arrive pas à me décider sur la situation, de la perversité qui se joue, laquelle me dérangerait le moins.

Roland

Paris, 1949

Un jeune homme, il n’a pas vingt ans, marche dans Paris à grandes enjambées, il longe un trottoir de la place Clichy sous le gris mat du ciel, les mains dans les poches de son bleu de travail chiffonné — le tissu flotte large autour de ses mollets, le col est grand ouvert sur le torse nu ou recouvert d’un marcel invisible. Il y a quelque chose d’électrique dans sa démarche, une énergie qui file dans sa silhouette fine mais musclée, une densité fébrile, jusque dans l’étincelle de son regard. Il fait de la mécanique dans un garage du quartier, il semble un petit homme pressé, avec sa moustache fine qu’il a laissé pousser pour mûrir son visage, c’est l’heure où il prend sa pause, il avale son café serré au comptoir d’un troquet de la place, sans se départir de son petit sourire, de l’odeur de tôle et d’essence qui imprègne la toile de son bleu et ses cheveux ondulés. Cette odeur de l’enfance, découverte dans le garage de son grand-père à Ivry, cette odeur qu’il retrouvera bientôt dans les hangars à avions de la base aérienne de Saint-Yan, cette odeur qui l’entraînera jusque dans l’Ontario, puis Marrakech, Montréal, Alger.

Roland et Monique 

Maroc, 1956

Les heures vides à la terrasse d’un bar de Marrakech où Roland a ses habitudes avec Delorme, ils observent l’agitation de fin de journée dans la ville, ils regardent les filles en buvant des bières. Il remarque cette jeune femme, la courbe tendre de ses joues, les cheveux noués sur sa nuque délicate, ses yeux pétillants parfois emprunts de mélancolie, des sourires qui répondent à ses regards, sa grâce presque fragile. Il devine la pulsation rapide sous sa peau fine, un battement de cœur d’oisillon, ça fait grandir un grand trouble dans le thorax, il rougit. Quels premiers mots ont-ils échangé ? Quelle marche, sous quel ciel, dans quelle nuit claire, quelle rue déserte ? Leurs mains qui se frôlent en trinquant, sa tête qu’elle jette en arrière pour finir ses verres, ses grands yeux gris, sa peau brillante sous la chaleur. Et les heures douces du dimanche, à l’écart de la tension de fin de colonisation palpable en ville, la danse, les virées sur la côte avec la Lancia bleu ciel décapotable, les plages alentour, Agadir, Mogador, El Jadida ou Taghazoute. Et les batailles dans l’Atlantique en riant, le soleil qui brûle leurs épaules salées, parfois ils restent jusqu’au soir, les corps alourdis d’une torpeur exquise, devant l’horizon les paupières à demi fermées pour filtrer le feu du couchant. Et les longs silences qui s’installent, dans les yeux gris de Monique passent des ombres.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

12 commentaires à propos de “Est-ce que j’invente ?”

  1. Caroline, quelle facilité à croquer le réel, capter ce qui se deroule sous les yeux et aussi decrire ce qui dérange ou dénote ou séduit ! Puis ce glissement au sein de l’ecriture aussi pour aller vers le dernier couple, son mystère et ce que tu en racontes tellement bien tout en images et poésie. Merci. Très réussi

    • Ah merci Anne ! Tant mieux si l’écriture semble facile mais je t’assure que j’y passe des heures, suis une vraie laborieuse et trouverais encore à reformuler. Merci encore, j’avais le projet d’écrire aujourd’hui ce sera plus facile avec tes encouragements !

  2. J’aime infiniment la juxtaposition des séquences. Précision calme dans la description, serrée et fluide. Cadre large ou resserré . Le visage de la jeune femme japonaise présent à le toucher et qui rend la séquence et l’embarras plus fort. La disjonction des lieux et des époques . Le saut du métro de Tokyo à l’essence des hangars de Saint-Yan. Ces figures de couples avec leurs fictions en sommeil

  3. Merci Nathalie, toujours émouvant de voir nos intentions plus ou moins conscientes mises à jour !

  4. et non seulement tu les fais vivre, rapidement et entièrement, mais tu leur donne un ailleurs ou un futur, généreusement, mais sans d’en absenter (je suis maladroite, ne sais pas dire, j’espère que c’est compréhensible)

    • ce rapidement qui me jouait des tours en dissertation, me souviens d’une remarque d’une prof « style lapidaire » ! 😊

  5. Caroline,
    Belle pluralité des personnages, des lieux, des temps.
    J’aime particulièrement le fragment sur le Japon, cette histoire qui dérange, offusque presque.
    Celle de la vitrine d’armes aussi, comment aimer s’y arrêter, que dire ?
    Et belle fluidité dans l’écriture.
    Bravo.