Et en bas coule la rivière

Je décide de m’arrêter sur la place du village. Envie d’une pause, d’un café. Le bar est ouvert. Bondé. A l’ouverture de la porte, la chaleur me gifle, me renverse. J’avance vers le zinc, un grand café, s.v.p., allongé. Le barman me regarde sans sourire, mais ses yeux sont partout, accueillants, attentifs. Il finit d’essuyer le verre, lâche le torchon, l’étend sur une tringle, se retourne vers la machine qui chuinte et gémit. Pose une petite tasse sous le robinet, la vapeur jaillit, éclabousse, chouffle. L’eau chaude ambrée coule, gorgée du café moulu. Tasse, sous-tasse, petite cuillère, il pose deux sachets de sucre estampillés de publicité sur la sous-tasse, avec un petit morceau de chocolat. Merci, pas de sucre. Pour le chocolat, je ne dis pas non. Enfin un sourire. Je reste debout, appuyée au zinc et sirote mon café. A côté de moi, l’homme en casquette et salopette de travail a fini le sien, plie soigneusement les papiers d’emballage du sucre, les met dans sa poche de pantalon. Qu’est-ce qu’il peut en faire, collection ou poubelle ? Ou bien on les trouvera dans la machine à laver après la lessive, trempés, délavés. Il frotte le zinc avec la paume de ses mains, comme s’il voulait le faire briller encore plus. Son visage brille aussi, rougie par la chaleur du dedans ou le froid du dehors. Il se tourne vers son voisin qui savoure son verre de pastis et n’a pas l’intention de partir tout de suite. Ils commentent le match de foot d’hier, l’équipe du village a gagné. Fortiche ! Ils sont contents, prennent d’autres clients à témoin. Leurs fils ont joué, gagné, ils sont des piliers du club, ces pères en parlent avec fierté comme si c’étaient eux qui avaient gagné. Et c’est bien ce qu’ils pensent. A égalité avec les vainqueurs.
Je me retourne vers une petite table carrée sous la fenêtre, quatre places tout juste, un scrabble étalé sur le plateau en marbre, entre les smartphones, les portemonnaies, les clefs de maison. Le serveur ajoute deux cafés, une infusion, verveine peut-être, un verre d’eau, la table est surchargée. Trois femmes se sont installées sur les chaises, pour la matinée. Cheveux blancs en casque volumineux, rouge à lèvres, ongles vernis, parfum de rose de Provins, pull blanc mousseux et foulard de soie grège. Gestes élégants sinon précieux. A côté d’elle, chevelure frisée rousse, que dis-je, rouge, rouge feu, rouge coucher de soleil, des yeux noirs qui sourient, quelques rides jalonnant le visage. Elle se penche sur ses pions, cherche des lettres, des mots. Une troisième, plus discrète, un peu timide, gris souris, mais contente d’être là. Elles viennent tous les matins, ça fait du bien de sortir, de voir des gens, qu’est-ce qu’on ferait à la maison toutes seules tout le temps ? Et ça entretient nos neurones, à nos âges, ça ne peut pas faire de mal, ajoute la rousse en riant. Voilà que la quatrième arrive enfin, en retard, elle apporte les dernières nouvelles de l’épicerie, de la poste qui va fermer, du journal qui n’est pas arrivé ce matin, elle fait courant d’air, virevolte avant de s’asseoir sur la chaise qui l’attendait. Elle garde son bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, ouvre à peine sa grosse veste de laine du pays, elle a froid. Les mains frottent, papillonnent, les bracelets cliquètent. Sébastien, une infusion, s’il te plaît ! Ou non, plutôt un thé vert à la menthe, ça va me réveiller. Puis se jette sur les pions préparés pour jouer, prête à gagner. Je les observe, elles jouent bien, avec sérieux, des professionnelles, le dictionnaire à portée de main, papier, crayon pour noter, les lunettes bien ajustées sur le nez, et c’est parti pour un bon moment.
Je quitte le bar. Croise un groupe d’enfants en colonne deux par deux, âge grande section maternelle, ils serrent des livres contre la poitrine, des albums grands comme le cartable, ils viennent de la bibliothèque du village juste à côté du bar et de la poste. En tête, le maître, en gros pull tête nue, tire le groupe, accélère le pas, encourage, avancez donc, on va être en retard, en fin de colonne, une jeune femme ferme la marche, attentive au moindre écart, les bras déployés comme des ailes de maman poule autour des poussins agités, ils trottinent pourtant sagement, restent dans les rangs, attendent au passage piétons zébré de larges bandes blanches, de loin, je les vois traverser la route nationale, en colonne deux par deux, les livres collés sur le cœur.
Je prends le chemin de la rivière. Parcelles de jardins alignées, entourées de clôtures, de murets, jardins d’hiver, calmes, au repos, tapis verts, arbres fruitiers pointant leurs branches squelettiques vers le ciel gris. Au loin, une silhouette sur un arbre, non, sur une échelle, accrochée, agitant un puissant sécateur, taille d’hiver, elle évalue les coupes à placer, sinon il y aura moins de fruits cet été, un pommier, oui, difficile à élever, trop de nuisibles, trop de traitements nécessaires pour récolter de belles pommes rouges, pour les cerisiers, la taille, c’est plus tard, elle est soucieuse, et aussi joyeuse, elle aime bien s’occuper de ses arbres, des serres aussi, bientôt elle sèmera des salades, il y a encore des épinards, tous les samedis sur le marché, en juin elle vend des fraises, encore et encore, elle les cueille le matin, fraises toutes fraîches, les gens aiment, ils en redemandent. Mais non, ce n’est pas dur, il faut aimer ce qu’on fait, on se lève tôt, il y a toujours quelque chose à faire, elle aime ses jardins, elle aime sa rivière, et aussi les montagnes tout autour. C’est la vie.
Je poursuis dans un chemin de terre jonché de feuilles de marronniers. Une aire de pique-nique avec trois tables et six bancs en bois brut. Un carré d’herbe encore verte, une haie de buissons ardents. Un vieil homme traverse la haie en poussant les branches avec sa canne. Il s’assied péniblement sur un bout de banc pour souffler. Il est fatigué, même si la marche n’était pas longue. Son manteau l’enveloppe jusqu’aux genoux, il est coiffé d’un chapeau, on dirait un chapeau de cowboy qui lui va bien et qu’il enfonce sur la tête, ses cheveux blancs dépassent sur la nuque, un peu décoiffés. Il porte un petit sac à dos sur l’épaule droite et s’en défait maintenant pour le poser à côté de lui sur le banc. Regarde la rivière qui coule en contrebas à quelques mètres et soupire. Tendant le cou, il cherche des yeux la source qui jaillit au bord de l’eau comme un petit jet d’eau en cercle. Il ne peut plus l’approcher, la pente est trop raide, il a peur de perdre l’équilibre. Il la regarde de loin. Il pense au passé, quand la rivière était pleine de truites, quand son grand-père lui avait appris à les pêcher à la main. Il ne l’a pas appris à son petit-fils. Ce n’est plus la même époque. Il murmure quelques mots dans la langue d’autrefois, la langue d’ici, le patois comme on dit, l’occitan. Une langue que les anciens parlent encore, mais que les jeunes ne possèdent plus. Je m’approche, il ne fait pas attention, tout à ses pensées mélancoliques. Un coup de vent traverse les branches du marronnier et fait tomber les derniers marrons vernissés dans un bruit de tambour. Des feuilles grisâtres, mains crochues recroquevillées, dansent dans l’air avant de toucher le sol. Le vieil homme frissonne, il pense qu’il vaudrait mieux repartir. Il trouve que ça sent la neige. L’hiver est là. Derrière lui, il y a le pré vert que domine une montagne couronnée de falaises, sculptées par le temps. Un arc en ciel timide fait le pont au-dessus du village. Le vieil homme ne le voit pas. Il s’appuie sur sa canne, la repose en caressant doucement la poignée en bois. Soupire à nouveau, sort un harmonica du fond de son sac, l’approche de ses lèvres et égrène quelques notes nostalgiques en regardant couler la rivière.

A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.

4 commentaires à propos de “Et en bas coule la rivière”

  1. Belle promenade autour de notre village que je ne savais pas si vivant…Je découvre le verbe « chouffler » avec intérêt, sensation de souffle chaud, mais existe-t-il vraiment ?

  2. Pas assez de chouffle, il pleut tout le temps! La rivière monte sur les berges, on retourne au bar, chez Seb ou chez John…jusqu’à la prochaine proposition?

    • le pont de Quézac, pris en photo sur le sentier le long du Tarn, de Molines vers Ispagnac. Pas très fréquenté actuellement….