#été2023 #04 | c’est le dehors qu’elle observe

Elle marche pieds nus sur le carrelage froid. Elle entend les voix familières, elles viennent du salon où la famille échange sur les années passées à Dakar, à Casa, sur le présent, les terres familiales depuis de nombreuses décennies, sur la récolte de fruits précoce cette année. Mets tes chaussons, tu vas attraper du mal. Dans l’entrée, le piano. On n’avait pas su où le mettre lors de l’emménagement. Les autres meubles avaient trouvé leur place, pas le piano droit, il gisait, collé au mur, dans le passage. Depuis plus de 50 ans, c’est du dehors qu’elle observe cette maison. Les notes du piano résonnent encore en elle lorsqu’elle appuyait sur les touches en ivoire au hasard. L’une d’elles avait été ébréchée par une statuette en bois représentant un éléphant, elle avait tapé dessus sans se rendre compte du dommage encouru. Elle est revenue sur ce lieu à plusieurs reprises. Au début les années se sont écoulées, ont apaisé la colère, ont tamisé les regrets et l’absence sans jamais effacer le souvenir et, dès qu’elle a obtenu son permis de conduire, elle a fait route vers la maison, a tâtonné, a demandé de l’aide, a fait appel à sa mémoire pour la retrouver. Debout sur un fauteuil, les jumelles collées aux yeux, elle suit de la fenêtre du bureau son grand-père parti chasser avec son setter anglais sur les terres d’en face, de l’autre côté de la route. Ne tombe pas. À son retour, on va l’accueillir, ouvrir la gibecière et trouver un lièvre, un faisan. Ce sera le moment des larmes, des caresses sur le pelage ou les plumes de la victime et on passera vite fait sur les explications de la vie et la mort des animaux sauvages. Les retrouver sur la table à manger lui coupera l’appétit pour longtemps. Elle gare la voiture devant le portail. Elle le reconnait, c’est le même depuis son enfance. Les volets sont clos, sentiment d’abandon, personne autour, personne à l’intérieur. Même la boîte aux lettres reste muette.

A propos de Dominique Estampes Paillard

Un jour, j’évoquerai l’ici et l’ailleurs de mon existence, j’écrirai ma fascination pour le silence des mots, je dénoncerai l’emprise de mes gènes sur les terres lointaines, je dévoilerai mon doute quotidien, j’évoquerai l’élégance de ma ville de « bord de l’eau » et encore plus mon coup de foudre pour NY, je partagerai ma passion pour l’image, la photographie, je rigolerai devant mes grains de folie, je révèlerai les nuits blanches à écrire, à lire, je dénoncerai le manque de souvenirs de ma ville natale, Casablanca, je ferai la liste de tout ce qui aurait dû, de tout ce qui aurait pu, mais encore plus de tout ce qui a été tout en me délectant du présent. Un jour, peut-être. https://unmondeauboutdurivage.com https://www.instagram.com/hoalen64/?hl=fr

5 commentaires à propos de “#été2023 #04 | c’est le dehors qu’elle observe”

  1. « Elle est revenue sur ce lieu à plusieurs reprises. Au début les années se sont écoulées, ont apaisé la colère, ont tamisé les regrets et l’absence sans jamais effacer le souvenir et, dès qu’elle a obtenu son permis de conduire, elle a fait route vers la maison, a tâtonné, a demandé de l’aide, a fait appel à sa mémoire pour la retrouver. […]Elle gare la voiture devant le portail. Elle le reconnait, c’est le même depuis son enfance. Les volets sont clos, sentiment d’abandon, personne autour, personne à l’intérieur. Même la boîte aux lettres reste muette.  »

    Le besoin de retrouver une maison perdue, je le partage volontiers avec vous, c’est la source même d’un roman sur soi et quelques autres, où les objets et les visions du présent tentent vainement de se mêler aux souvenirs brûlants, ceux qui se réduisent en cendres au fur et à mesure qu’on les convoque. Votre texte sobre exprime bien cela avec calme et sincérité. Merci !