#été2023 #06 | Il faudrait être fou pour refuser une somme pareille

c’est ce qu’ils m’ont dit, Adrien, et ils ont vendu ma maison pendant que j’étais ici pour soigner ma jambe cassée et ma tête ramollie. Ils pensaient que je ne m’en remettrais pas et que la maison, elle pouvait pas rester vide, sans personne. De toute façon, qu’ils ont dit, j’étais devenue incapable de m’en occuper, une maison pareille, si grande, il aurait suffi d’une petite distraction avec le gaz par exemple, une étourderie, et tout aurait explosé, moi avec, ils s’en seraient voulu toute leur vie si une telle catastrophe était arrivée. Ils en tremblaient rien que d’y penser. Alors ils ont vendu ma maison, de toute façon, qu’ils ont dit je devais m’y ennuyer drôlement sans personne avec qui parler, même pas un chat, un perroquet, j’en perdais complètement la boule, alors qu’ici il y a toujours du monde, des nouvelles têtes, je suis soignée, on s’occupe de tout à notre place, on nous donne à manger, on nous emmène en promenade quand il fait beau, qu’ils ont dit, avec leurs enfants, leur travail, ils n’avaient pas le temps, trop de choses, trop de soucis, qu’ils viendraient me voir, me feraient faire des tours en voiture pour voir le paysage, mais ils ne sont pas venus, trop d’affaires, la maison à vendre, les meubles à vendre, les réunions, tout ça  prend du temps. Maintenant, Adrien, quand ils appellent, je ne sais plus qui est à l’autre bout du fil, ils ont tous la même voix, je fais un effort pourtant pour me rappeler, mais rien, c’est eux qui disent, c’est Marceline, c’est Gustave, c’est Valère, c’est Claude, c’est le petit Nathan, je ne me rappelle plus le visage du petit Nathan. Alors, tant pis, je dis quand même bonjour, je demande de leurs nouvelles, ils n’ont jamais de nouvelles, alors on s’arrête de parler, ils me demandent ce que j’ai mangé, mais je m’en souviens pas toujours, j’invente quelque chose pour qu’ils ne s’aperçoivent de rien, on parle du temps, parfois ils disent qu’ils ont fait des voyages d’affaires, on raccroche vite. La prochaine fois, je me dis, je ferai savoir que je suis occupée et que je ne pourrai pas venir au téléphone, mais je viens toujours. L’autre jour ils ont trouvé bizarre que j’aie si peu d’économies, juste ma pension qui tombe tous les mois, plus rien. J’ai honte de leur dire que l’argent était dans la maison qu’ils ont vendue et qu’ils ne pourront certainement plus le récupérer à l’heure qu’il est. Ni eux ni personne.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

34 commentaires à propos de “#été2023 #06 | Il faudrait être fou pour refuser une somme pareille”

  1. Ce texte m’inspire énormément car j’ai l’impression de connaître cette vieille Dame qui n’a plus de maison et qui n’ a même plus l’idée ou la force de la réclamer. J’avais écrit un long texte, où je parlais d’elle , d’Adrien son confident et de Nathan celui qui apprendra plus tard, et cherchera peut-être à savoir ce qu’était cette maison et ce qu’elle contenait. Je pourrais même écrire le roman à votre place ce qui est tout de même fort de café…Les images et les mots me viennent spontanément et cela me fait sourire. Heureusement, que mon message a scratché sinon, je vous l’aurais tartiné sur l’écran…

    • « Je pourrais même écrire le roman à votre place ce qui est tout de même fort de café… » Pourquoi pas Marie-Thérèse ? Ou à quatre mains, chacune développant le texte selon les propositions données. On comparerait à la fin ! Mais je vais voir votre autre message qui est apparu sur l’écran.

  2. Et bien, non Héléna, mon texte n’avait pas diparu… Désolée et Tant pis! … je l’envoie séance tenante….
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    Le pactole était dans la maison, mais ils ne le savaient pas. Ils l’ont bradée pour récupérer peanuts et sans doute payer la maison de retraite. Sinon c’est à eux de la payer…Comment ne pas vouloir tomber dans l’amnésie face à une une telle dépossession. ILs m’ont fait signer, je ne pouvais pas refuser, déjà qu’ils se sont occupé de tous les papiers, moi je n’y comprends rien.
    C’est Adrien reçoit la confidence, elle est encore documentée… Elle avait envie de parler ce jour là. Il faut qu’il en profite… ça part vite et massivement les souvenirs heureux, les plus tristes masquent tout…Nathan aura moins de chance, il ne saura rien de cette histoire de vente, sauf s’il en ressent le besoin devant des photos jaunies, les rescapées…des valises à passé…

    J’aime beaucoup ce texte, Hélène, il résonne beaucoup avec mes thématiques personnelles, et sans doute celles de bon nombre d’entre nous. La fiction rejoint bien des réalités difficilement enjolivables.

    Reste de ma lecture, la douceur de la voix d’une vieille Dame, qui ne comprend pas, qui ne veut pas chercher à comprendre, qui renonce à comprendre, qui laisse brûler sa dernière bougie de lucidité… J’imagine… Je brode… J’invente à moitié : Elle n’a plus très faim, mais elle attend le fromage blanc à coulis de fruits rouges, c’est la seule nourriture qui lui plaît au menu affiché qu’elle se fait lire par la dame du ménage ( elle n’aime pas l’abbréviation A.S.H elle préfère les prénoms mais ils ne sont pas toujours écrits sur les sarraus, elles se les échangent en plus, en mettant du sparadrap blanc sur le nom, parce que la buanderie n’en fournit pas assez de propres.). Mais le fromage blanc à coulis, c’est que le vendredi … C’est long une semaine sans visite et sans fromage blanc… Punaise, ils ont vendu la maison, elle ne pourra plus jamais en acheter à l’épicerie du village, c’est dur de dépendre des autres et de repenser à la maison, qui n’est plus qu’un tas d’argent liquide… qui coule… qui coule… à toute vitesse… de la banque à la comptabilité de la maison de retraite, qui n’est pas sa maison à elle , ça n’a plus rien à voir, non, une maison sans vie d’avant, à part quelques bricoles auxquelles elle ne tient même plus, toujours voir les mêmes objets, les mêmes photos au milieu des plateaux repas à heures fixes, les vêtements amples et informes, les miettes de biscotte qu’elle n’a pas mangées, le calendrier et l’horloge qui la narguent en silence, heureusement , sa vue baisse, le temps ne l’intéresse plus, elle préfère somnoler ou dormir entre deux entrées décevantes de personnel qui tourne selon les cycles de repos. Elle a ses bonnes têtes parmi les jeunes et même les vieilles, les plus dévouées, les hommes sont rarissimes dans ces endroits, et d’autres moins sympathiques. Elle a ses préférées mais ce n’est pas elle qui choisit, et les dimanches et samedis c’est le désert, on dirait que la maison est vide, service minimum. Elle préfère rester en chambre, regarder le bout de ciel par sa fenêtre même si le soleil tape et qu’on a oublié de baisser le store. Elle n’aime pas être dans le noir, c’est pour cela qu’elle aime le matin, sauf quand elle est patraque, un jour de plus ! Pourquoi pas ? Et si c’est Vendredi , Bingo ! Elle aura du fromage…Elle picore le reste du temps, on ne lui donne même plus de pain pour ne pas qu’elle l’émiette et le gaspille… Le pain, c’est pour les vivants… Il y en a des sacs entiers livrés qui ne sont pas utilisés, certains les récupèrent en douce, normalement on n’a pas le droit, on doit jeter, mais le recyclage est apparu, des circuits le font disparaître… c’est du pain blanc sans goût , vite mou, vite sec, du pain industriel… Elle se souvient de celui qu’elle faisait… Rien à voir… Elle en donnait beaucoup à la famille… Maintenant tout semble se raréfier, le pain, le fromage et même la tendresse, heureusement, il y a Adrien, mais il doit vivre sa vie lui aussi, acheter une maison, refaire ce qu’il faut pour vivre en famille… C’est drôle la vie, ça a l’air de changer à chaque génération, mais c’est toujours la même chose… On s’aime et on se quitte, on achète et puis on vent, on amasse des souvenirs et on les oublie… Le téléphone me fatigue, j’entends de moins en moins les mots, ils disent qu’il existe des appareils, ça coûte bonbon, et ils disent que c’est pour éviter l’isolement, tu parles… comme si ça allait changer quelque chose… S’ils ne viennent pas me voir, je ne vais pas porter ce machin pour rien. Pas la peine. Sur la télé il y a un casque, je peux augmenter le volume si je veux.Je la mets toute la journée, mais je laisse défiler les images, il n’y a plus d’émissions qui me plaisent, je regarde les reportages sur les animaux, mais c’est toujours la même chose : les forts et les faibles, les prédateurs et les proies, les meutes et les captures des plus vulnérables, ça ne porte pas au poétique ni à la consolation, on ne vit presque pas de très vieux animaux, on dirait que ce n’est pas photogénique. Je comprends. A quoi servent les photos quand on vieillit ? Le pactole était la maison, mais maintenantil n’y a plus de maison, sauf dans ma tête et elle ne rentre pas toute…

    Merci Héléna pour votre texte qui m’inspire drôlement. Tant à écrire sur la dépossession…

    • Merci, Marie-Thérèse ! Oui, elle a les traits que vous lui avez donnés. Cette histoire est vraie, sauf sur deux points : la fin (pas de pactole caché !). La « Marianne » que j’ai connue ne savait pas encore que l’on avait vendu sa maison; elle espérait y retourner puisqu’elle était guérie de sa jambe cassée. C’est encore plus cruel et j’ai reçu cette cruauté comme une gifle en plein visage. Il fallait (faut) que je la venge. Probablement je ne la reverrai plus jamais.

      • Oui, il faut non venger mais dénoncer ce type de pratique qui empêche certaines vieilles personnes de décider ce qui les concerne au premier chef. Pour les proches, taper dans le patrimoine sans préavis et surtout sans concertation est d’un irrespect majeur. Quand je parlais de « pactole » je pensais à celui que représentait la possession de cette maison pour Marianne, avant qu’elle n’en soit coupée sans ménagement. Je ne vais pas vous voler l’histoire à mon tour. Mais je prendrais volontiers le rôle de l’un des personnages, d’un ou d’une qui lui écrirait à Marianne.

    • « Mais je prendrais volontiers le rôle de l’un des personnages, d’un ou d’une qui lui écrirait à Marianne. » Très bonne idée ! Merci !!

      • J’ai remis deux phrases à part du texte qui comporte des coquilles. Comme je ne peux pas les effacer ( il n’y a que vous qui puissiez, et je n’ai pas voulu tout remettre en ligne. Dans la deuxième correction, je voulais signifier que dans les reportages sur les animaux, les plus vieux sont rarement à l’écran, comme pour les personnes humaines agées. Je faisais donc le parallèle.

  3. Quelle chute! Merci Helena pour ce texte prenant, avec ce personnage truculent si réussi.

  4. très bien mené depuis le début et si touchant, elle qu’on croit au bout du rouleau incapable de tenir sa maison, elle qu’on abandonne finalement et qu’on dépossède… alors voilà ! c’est bien fait pour eux !

    • Oui, bien fait pour eux ! Même si la réalité ne rejoint pas la fiction, mais cela fait du bien quand même. Très contente que cela t’ait plu, Françoise !

  5. Tu nous attrapes ! Et pas avec du vinaigre. Bravo, tu es une fine mouche. Un délice glaçant pour été caniculaire.

  6. Je ne saurais mieux dire que tous les commentaires précédents. Un régal de lecture aigre-doux.

      • Helena, j’ai remarqué tout à l’heure en parcourant tes textes que tu remerciais « Laure » pour un commentaire de Muriel, et vice-versa ici… un bug ?
        Par ailleurs je n’avais pas lu tous tes textes précédents lors de mon premier commentaire, et ils éclairent d’autant celui-ci. Je me régale.

    • Oh, pas vaste, comme je le disais avant, les propositions sont un vrai déclencheur de choses auxquelles on n’aurait jamais pensé. Merci, Gwenn pour ton passage et ta lecture !

  7. En retard de lecture sur les propositions qui défilent mais je ne résiste pas à vous dire mon plaisir à la lecture de ce texte drôle, cruel et angoissant par le réalisme de la situation, très réussi et bien fait pour eux !