Eux deux

Mère

Morceau de bois de forme rectangulaire. Bûche beige mouillée, parcourue de ridules. Usure du parchemin quand la peau devient trop fine. Barre horizontale de la bouche et puis cette poche considérable là sous le menton.

En son for intérieur: une rage jamais avalée, jamais digérée malgré tout l’espace de la poche. Rage contenue, oiseau noir, aigle aux griffes acérées. Pigeons harcelant son balcon, se posent dans ses vasques de fleurs, un combat sans fin qu’elle mène depuis des années.

Elle est assise comme chaque jour à sa table, le poste de télévision est  allumé mais c’est à peine si elle regarde l’image qui flotte sur l’écran, une présence. Elle tient ses deux aiguilles sous les bras, une pelote de laine rose, mauve ou vert d’eau. Elle brode moins qu’avant, et elle a remisé le carreau sur lequel autrefois elle piquait une myriade de petites aiguilles à travers lesquels se dessinait la dentelle. Devant elle, une tasse de café refroidi, des taches sur la nappe, des miettes et, en permanence sous ses yeux, l’écran de la tablette qui lui dispense d’heure en heure les nouvelles de la famille.

Au fond je lui en veux d’être parti ainsi, d’avoir fait ce choix. Au fond, tout au fond, tout compte fait, ton père était un brave type. J’avais trente ans, et je portais une valise en carton bouilli, tu sais ces valises de l’après-guerre, fermeture  et serrure métallique, poignée de cuir. Je portais une robe sans manche, c’était l’été, et aux pieds, j’avais des escarpins. Et lui il était là  sur le quai de la gare, avec son short et sa chemise blanche, ses godillots et ses grosses chaussettes de laine. Il m’avait demandé s’il pouvait m’aider pour la valise. Je l’avais regardé, je n’avais pas trop envie de parler, mais il avait l’air d’être un brave type avec son regard myope derrière ses grosses lunettes, alors je lui ai passé la valise.

Frère

Visage de lune pleine. Poissons gris des yeux de plus en plus clair et fades, de plus en plus absents. Et ces taches de son qui persistent et résistent depuis l’enfance. Bouche oblique d’où s’approchent les doigts jaunes de la cigarette.

En son for intérieur: une résignation, un nuage s’effiloche, nappe de coton qui peu à peu le recouvre, duvet soyeux, couverture ou toute autre protection sous laquelle il se laisse glisser.

Il allume une cigarette, l’approche de ses lèvres, d’un geste lent, tremblant. Brûlure noire sur le pouce et l’index de sa main droite qui serrent le briquet. Depuis longtemps il ne porte plus de pantalon mais un jogging en nylon bleu marine, avec cette couture blanche devenue grise avec le temps. Petits tas de cendre grise dispersés bientôt envolés.

Non non non – d’une voix embuée, non je ne continuerai pas ce voyage – ils étaient adolescents encore, et elle l’avait emmené avec elle, en usant de Dieu sait quel pouvoir de persuasion, elle l’avait traîné à sa suite dans ses bagages. Ils avaient séjourné à Venise, ils avaient parcouru la Toscane et tout à coup, après Sienne, à Florence, il avait décidé de rentrer, de ne pas continuer. Non je n’irai pas à Rome, non l’Italie je ne veux plus, l’Italie ce n’est plus possible.

A propos de Fabienne Verstraeten

Psychanalyste à Marseille.