#P9 File le temps

C’est une photo en noir et blanc fermée aux quatre coins par de petits triangles transparents. C’est la nuit ou le soir. Il fait sombre en tout cas tout autour. Seuls sont éclairés deux enfants au premier plan. Au-dessus d’eux des guirlandes de lumière. Peut-être pour les fêtes de fin d’année, des illuminations se reflètent dans le regard du petit garçon, dirigé vers le haut, comme émerveillé. Pourtant les deux enfants sur la photo sont en culottes courtes, leurs sandales blanches sont mal attachées, les languettes ne sont pas entièrement rentrées dans la boucle et elles pointent sur le côté de leurs petits pieds. Sans doute un Noël dans un pays chaud. Le petit garçon peine à retenir par la main la petite fille qui ouvre la bouche comme pour appeler et s’élance en direction du photographe. Des gilets en maille enserrent leurs corps fragiles. Fermé sur les quatre boutons du haut seulement, celui de la petite fille s’évase sur le bas.  Leurs cheveux à tous deux sont courts et désordonnés. La petite fille ne doit pas avoir deux ans encore. Le petit garçon est plus grand mais guère plus. Aucun des deux ne se souviendra de ce soir-là.

C’est une photo toute jolie, aux bords lisses, bordée de blanc, plaquée dans un album, un souvenir épinglé. Une jeune femme porte un enfant sur ses genoux. Elle rayonne, vêtue de couleurs vives. Un pull rouge et or. On ne voit pas le bas puisque la jeune femme est assise à une table dans ce qui semble une salle à manger. Derrière elle, un tableau peint d’une main maladroite ou débutante, aux traits trop appuyés, aux couleurs trop nettes. Sur la table, le désordre de verres, d’assiettes – la fin d’un repas sans doute. Une femme plus âgée, le visage sillonné de rides profondes regarde l’objectif d’un air qui semble sévère. Ou peut-être est-ce le regard d’une vie vécue. Elle est la seule personne assise à la table à côté de la jeune femme. Le bébé grassouillet joue avec un verre à pied. Trois générations se côtoient ici comme un raccourci de la vie.

Plus de trente ans séparent ces deux photos : elles ont le même sujet ; une jeune femme se trouve près d’un arbre dans une posture similaire. Leurs cheveux sont bruns à toutes deux. La première photo, la plus ancienne, a pris cette couleur qui hésite entre le gris et le jaune des photos du passé. Sans doute faudrait-il dire sépia. Une photo sans album, sans attaches, au milieu d’autres entassées dans une enveloppe blanche. Elle est toute petite, ses bords sont crénelés. La jeune femme porte une jupe longue et un chemisier qu’on devine à fleurs. Un grand sourire éclaire son visage tandis qu’elle te regarde. Sa main est posée sur une branche de l’arbre à côté – on le sent plein de vie, d’espoir vers une vie à venir. L’autre photo n’est pas en noir et blanc cette fois. Progrès de la technologie et démocratisation de la technique. Les couleurs sont un peu passées cependant et un coin est déchiré. Elle est collée dans un album rouge surligné d’un liséré doré. Une jeune fille se trouve seule près d’un arbre en fleurs, une multitude de petites fleurs blanches en premier plan d’une forêt qui s’esquisse derrière. Ses cheveux sont frisés, sans doute de manière artificielle, bruns, leur couleur naturelle. Elle porte une robe à collerette blanche, ou plutôt un plastron en dentelle découpe un triangle à l’envers sur la poitrine, longue, trop longue, resserrée à la taille par un élastique, à carreaux gris, un camaieu de gris. Une robe comme on n’en porterait plus aujourd’hui au même âge. Elle a la posture un peu raide d’une poupée, un bras ballant, l’autre sur une branche de l’arbre et un sourire qui semble forcé. On devine des bottines grises à ses pieds qui se perdent dans les herbes hautes. Elle doit penser à la première photo, celle prise une trentaine d’années plus tôt alors qu’elle-même n’existait pas encore. Peut-être essaie-t-elle d’imiter la posture de cette jeune femme qui devait avoir à peu près son âge, cette jeune femme sur cette image qui a tant de fois glissé entre ses doigts et qui la contient déjà comme une promesse. Cette image qui ouvre sur l’infini d’une énigme. Ce ventre qui se dessine sous la jupe la porterait et elle ne le sait pas encore. Côte à côte ces photos provoquent en elle un tressaillement qui la transperce par-delà le temps.

A propos de VéroM

J'enseigne la langue et la stylistique françaises depuis 30 ans... Je prends de plus en plus de plaisir à écrire quelques lignes. C'est un moment de respiration.