#gestes&usages | #09 écrire, gestes, idées

Ecrire est une geste au clavier automatique tellement qu’on ne regarde plus les lettres sous les doigts mais à l’écran, écrire est un geste surgisseur de signes noirs qui repoussent toujours vers la droite une fine barre clignotante, qui elle-même a gardé d’un passé en clair sur fond noir son nom de point d’insertion.

Ecrire est un geste au crayon qui humblement prétend pouvoir être effacé par un autre geste pareil.

Ecrire est un geste au stylo qui prolonge la main. La plume glisse, métal contre papier, la pensée vole, l’esprit est ravi.

Ecrire est un geste à la machine, sentir les touches qui s’enfoncent. Les barres qui se lèvent, gambettes de métal, viennent pas toujours imprimer le caractère souhaité sur la feuille de papier enroulée autour du cylindre. Si on ne manipule pas le clavier comme il faut, les lettres s’agglutinent. Au lieu de « mettre au propre » comme on voudrait, on fait des pâtés en place de poèmes.

Ecrire est un geste au crayon pas si anodin qu’il paraît. La pointe – la mine – creuse la surface du papier, elle ne gratte pas, elle grave.

Ecrire est un geste et le stylo peu à peu devient prolongement naturel des doigts, et, collé au bureau, tout, la plume, l’encre et la main, s’englue dans le vide épais qui s’étend du cerveau à la feuille, un vide de plus en plus compact, un vide s’opacifiant et aucun mot ne parvient à traverser cette brume pour se poser sur le papier. Le stylo reste suspendu quelques centimètres au-dessus de la table.

Ecrire est un geste à l’écran avec des pouces chorégraphes.

Ecrire est un geste articulé de phalanges habiles – qui, d’elles ou de la pensée, précède le texte et mettent au jour les mots ?

Ecrire est un geste concret, et ce geste abstrait la personne qui le réalise à son propre espace-temps pour la faire pénétrer l’espace atemporel de la création. Sur son front concentré se forment des vagues de circonflexes.

Ecrire est un geste au sortir de l’avion et le stylo plume a coulé et lorsqu’elle ressort dans la vie de la ville, elle ne sait que faire de ses mains tachées d’encre.

Ecrire est se retrancher dans sa chambre, mitrailler sur la machine à écrire, premier butin d’un auteur débutant qui veut conquérir la littérature.

Ecrire est plusieurs gestes, placer par en-dessous trois doigts dans la rainure et tirer vers soi pour ouvrir un tiroir. D’un pincement du pouce et de l’index, extraire une feuille de papier, la poser. De la main droite attraper un stylo, de la main gauche le décapuchonner, poser le capuchon sur le bureau. Prendre une bouffée d’air un peu plus ample que les autres. Poser la bille de métal sur la ligne bleutée tracée sur le blanc. Déplacer le stylo de la gauche vers la droite, en appuyant assez fortement pour déposer de l’encre sur le papier. Balayer la phrase du regard. Froisser la feuille. L’envoyer bouler. Prendre une autre feuille. Recommencer. Et puis encore. Plus tard il y a par terre de gros grêlons de papier. L’un d’eux est parti se percher sur le clavier du piano ; s’il n’était si léger, il aurait fait entendre un drôle d’accord – fa dièse, sol dièse, si bémol.

Ecrire est un geste prolongé.

Ecrire, quelle drôle d’idée.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

8 commentaires à propos de “#gestes&usages | #09 écrire, gestes, idées”

  1. autant d’images du geste d’écrire entre l’articulé, la chorégraphie, le concret… oh non rien d’anodin, que ce soit stylo crayon écran clavier… un peu comme une tentative à chaque fois (désespérée ?)
    et ta composition sans ordre évident nous conduit inéluctablement vers le pourquoi

  2. Et nous faire entrer si bien dans la matière des gestes : mots gravés ou effaçables, écrits d’écran (et la virtuosité de savoir taper au clavier sans regarder ses doigts) , ou les paquets de taches de la machine à écrire censée sauver du brouillon à main levée… et qui devance qui de la main ou de l’esprit dans cette chorégraphie « à drôle d’idée » merci Laure

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