#gestes&usages #02 | Sursauts

Au final, ça n’aura été qu’un sursaut, une secousse. Un frisson, convulsif et violent. Un haut-le-corps. Trois petits tours de quelques mois, autant dire trois petits jours et puis… la levée. Sur le pont de pierre d’un petit cours d’eau, au milieu des arbres.

Pour eux après… les journées, le travail… continuer… les activités d’avant, mais après… après ces trois jours… Ça avait chassé le naturel. Même se coucher, même dormir c’était devenu une épreuve. Enlever ses vêtements, qui semblaient plus lourds, comme s’ils avaient absorbé la journée durant la masse des travaux abattus, le poids de chaque geste, la tension du moindre muscle bandé qui ne parvient pas à se relâcher, traverse la chaire pour se replier dans les pores de la peau, bouchée, contractée. Comme si le paletot encore sur le dos, la chemise, le tricot de peau poisseux, et le pantalon surtout quand on arrive plus à plier les genoux, comme si le tissu même dans ses fibres, rêches, s’était resserré, durci, tendu sous les contractions musculaires et la peau insensiblement repliée, feuilletée. Ils se glissaient dans une chemise de nuit d’une étrange, presque dérangeante, souplesse. Et ils se couchaient comme ils défaisaient leur lit, sous un drap froid, un couvre-pied de plomb. Dos à dos, et bientôt chacun dans un coin de sa nuit. Nus.

Dormir n’épuisait pas la veille. Au contraire. La nuit, images, mots, prenaient le relais des activités quotidiennes. Dans les têtes, ils travaillaient les corps. Ça les martelait, ça faucillait sec, ça bêchait et ratissait, tenailles et fil de fer, attaches ou ce que tu veux d’autre, la hache et les billots à fendre dans les entrailles nouées, tout ce que tu veux qui les travaillait avec ce qu’ils connaissaient, ce qu’ils faisaient chaque jour. Ça, de leur vie. Dans la tête, les mots et les images térébrants, à se tuer à la tâche sur les corps allongés, en chair massive, dans un lit sans fond. Et qui sursautaient de temps en temps, et se retournaient. Invaginés.

Et ils se levaient comme ils s’étaient couchés, vannés. Tannés par ces cris qui ne revenaient plus que la nuit pour les embrasser, les serrer, les bercer en allées et venues insensées. Quelques tours comme ça. Des tours à vide. Pleins d’une montée d’adrénaline qui les faisait frissonner. Parfois, un cri les réveillait. Et par la fenêtre, pas l’ombre d’une lueur.

Marcher non plus. Ce n’est plus une évidence. Les allures ont changé. Les postures aussi ont pris le nouveau pli. La bosse du repli. Toute la journée, elle reste plus ou moins voûtée. Elle ne se redresse plus comme avant, en femme de caractère. Ses épaules se sont affaissées, sa nuque tassée. Et c’est comme si sa tête, chargée, piquait du nez. On se demande parfois si elle ne va pas partir en avant, dès qu’elle se penche. À faire les lits, à préparer le repas sur la table, au fourneau, la vaisselle à l’évier, l’eau chaude dans la marmite, le bois pour la cheminée. Mais il y a toujours un instant où elle prend le temps de s’appuyer, une main sur le mur, sur le cadre de lit, le manteau de cheminée, l’évier, sur la table, la beuche. Comme pour souffler. Et puis elle continue, ses gestes quelque peu ralentis. Sa marche raccourcie. À petits pas, à piétiner, petasser. Les genoux et les pieds ne s’élèvent plus aussi haut. Ils décollent de la terre et retombent vite sous le poids d’une gravité démultipliée par le garet sous les galoches. Quand vient le soir, entre chien et loup, il lui semble même, à lui qui y voit pourtant mieux depuis qu’il a ses lunettes rondes, qu’elle glisse plutôt. Passe une ombre sur les murs.

Lui aussi partait en avant, mais droit, à grandes enjambées. Si pour elle la courbure à la base du cou que lui infligeait chaque jour la bêche, à petits coups tendus sur une terre ingrate de glaise ou de poussière, venait de s’accentuer — et cela ne cessera plus de toute sa vie, telle une cagouille dans sa coquille elle mourra recroquevillée dans sa bosse, Alice —, lui retrouvait le pas de course de jeune brancardier de tranchées. Et un certain ordre. Aller de l’avant, battre en retraite, peu importe. Il y avait cet ordre et cette foulée. Deux ou trois mots à midi, une autre godale pour finir la soupe et le quignon de pain rassis, et il sautait de la chaise sur la porte. À petits coups de beuche nerveux sur la journée chaude, mécaniques, les jambes échasses dans un pantalon épais et flottant, le dos bandé de cordeaux d’écorce sous la flanelle collante, des bâtons de bras à angle droit, et la terre volait en éclats, en embruns de poussière, la sueur à grosses gouttes, l’odeur frappée sur la peau et les vêtements, s’égrenait de chaque côté du visage, l’œil fixe sur la lame, depuis les coins noués d’un mouchoir à carreaux glissé sous la casquette, dans le sillon, une ride. Un grand coup de hache les soirs d’hiver, côté masse, sur un coin et la gueule du billot à béer. Un retour de fer lui fendra les mains gelées. Une nuit, un sursaut de cœur.

La petite Lulu aimait courir après le chien jusqu’à la rivière. Elle s’en donnait à cœur joie, courant à corps perdu, sautant par-dessus le tas de bûches, un seau qui traînait sur son chemin, ou le tas de feuilles mortes au bout du jardin, dans une grande envolée et poussant un petit cri. Au pont, elle s’arrêtait et s’asseyait, les mains sur le bord, les pieds touchant presque l’eau, essoufflée. Le chien se promenait dans la rivière en lapant la surface et la troublant. Elle observait son reflet brouillé, grimaçant, et lui parlait.

notes avec le texte

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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