#L4 Il n’y avait pas de livres.

Il n’y avait pas de livres. on les a rencontré un par un poussé par l’admiration commune, l’envie d’en être, le désir d’échapper au quotidien plat

Un homme qui lit tient en cercle autour de lui l’ombre portée de tous les livres qu’il a lu ils le hantent comme des fantômes l’absorbent dans une rêverie de lecture réalisent un autre monde ils poursuivent le rêve d’une lecture globale infinie extensible dans le temps et dans l’espace jamais terminée ils le construisent comme lecteur universel devenant tour à tour tous les livres atteint d’un pur mimétisme à la recherche de l’expression où il prolongerait le plaisir du texte non pas le texte d’autrui mais son propre texte son existence réelle dans le langage combien d’échecs combien de reprises combien d’effondrement et de surgissements …

À chaque livre il y avait une admiration il y avait un vide aussi on n’y était pas, on n’y serait jamais, ces mondes-là font signes mais on ne les atteint jamais.

De Dumas la révélation que la vie a une fin l’éloigner le plus longtemps possible en ralentissant la lecture

De Hugo le cœur qui fond dans la découverte de la misère

De Fantômas la présence mystérieuse des puissances incontrôlables qui ouvrent le délicieux frisson de la toute puissance

Tout cela dans une vieille bibliothèque publique qui sentait la poussière on lisait par ordre alphabétique on lisait dans la fièvre on lisait écrasé dans l’admiration on lisait sans espoir

De Lagarde et Michard la fragmentation de l’absolu la hiérarchisation des époques la révérence

On aspirait à devenir gardien du temple

De Platon l’équilibre la mesure la recherche partagée du mot juste

De Cicéron l’enchâssement qui ouvre La route des Flandres 

D’Homère le bruissement du récit la douceur du rivage la violence des tempêtes le chant

De Balzac le foisonnement de la vie la  création du monde l’écriture démiurge

De Rabelais le langage vital débordant les limites

De Montaigne la langue pétrie jusqu’à lui faire rendre l’âme, le retournement toujours prêt de se produire.

De Racine le charme de la langue en recherche de cruauté la surprise des images la tenue du langage dans le malheur effroi qui brille comme un diamant 

Il y eut des excroissances des fulgurances de livres à vous mettre en morceaux à vous donner la foi. Il y eut l’horreur des bavardages qui tentaient de les réduire à leur anecdote. 

Du Père Goriot la fascination pour l’ambition et la souffrance qu’elle inflige, rester sur le tranchant du fil à ne savoir de quel côté tomber

D’Aragon le lyrisme d’un discours qui se confronte au monde et veut l’absorber, l’englober tout entier,le rendre dicible

De Desnos l’écriture sous la dictée d’un sommeil feint.

Le désir de disparaître dans une belle phrase

De Nietzsche la possibilité de faire tenir ensemble les contraires

De Martin Eden se soumettre à l’écrasement de la tâche

De Faulkner être au plus près de la voix concrète, lui donner lieu

Lire non pour passer le temps mais pour atteindre l’espace vrai de l’existence

Du journal de Kafka la précision de l’observation et de la formulation qui fait glisser dans l’inquiétante étrangeté du monde, en rire cependant comme d’une aventure nécessaire. La jalousie verte qui hante chaque fois qu’on y retourne.

De Michon la capacité à fonder la croyance dans le monde de la littérature la certitude que tout cela n’est qu’un jeu

De Gherasim Luka le trébuchement de la langue qui s’invente se complexifie et explose en tous les possibles

De Tarkos le refus de la dualité traiter la langue comme une matière faite esprit

De Claude Simon donner forme à la complexité dans l’infini développement de la phrase

De Céline le désir de se débarrasser de soi une bonne fois pour toute et l’échec de l’entreprise, la parole telle qu’elle se cherche dans sa juste horreur du monde

De Michaud l’élégance distanciée, la curiosité maîtrisée

De Reda la voix juste au rythme du déplacement

De Roubaud quelque chose noir pris aux filets de la forme

Écrire pour combler le vide, le vide de la page blanche pour y installer une vie impossible
Et les livres ce qu’il en reste, rien, les pages, plutôt des pages que les livres, des fragments, les morceaux qu’on recherche fébrilement on se souvient qu’ils étaient à droite ou à gauche, en bas ou en haut de la page, on les a soulignés ou laissés dans l’anonymat du texte, on s’assure parfois qu’ils sont toujours-là.

D’un roi sans divertissement un arbre qui représente à lui seul toute l’histoire de la littérature, le tragique devenu récit de veillée, palabres des vieux qui commentent la mélancolie de Langlois

De la Recherche des jeunes filles à travers les vitres du Grand hôtel de Balbec, on ne les a jamais vu ailleurs que sur la page, un petit pan de mur jaune qu’on mettra des années à retrouver dans un musée, le même sentiment en face de la petite fille au bonnet bleu de Redon : se dire qu’on pourrait mourir d’une couleur.

De la Chartreuse l’enthousiasme des troupes françaises entrant dans Milan, le bonheur qui va trop vite pour être raconté

D’Aurélien une rencontre à la piscine entre un bourgeois et un prolo,

De Mallarmé des « oiseaux ivres d’être », et le tombeau d’un fils qu’on voudrait faire entrer dans l’éternité

De Réparer les vivants la mer à portée de noyade

De Molloy des petits cailloux qui passent d’une poche à une autre, le grotesque de la condition humaine énoncé dans l’évidence simple et absolue de la formulation

Du Dépeulpleur la mécanique de la disparition

De Malone se meurt l’espace tari et desséché du souvenir

De Jaccottet l’attention du regard qui agit comme un révélateur, ouvre le monde au désir

De Si c’est un homme : apprendre la langue italienne à travers Dante et Ulysse au coeur du désastre

D’Apollinaire la certitude que tout à la fin pourra revenir, que l’écriture n’est qu’un enclos où faire ressurgir le monde

Et j’en dirai, et j’en dirai…..

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

8 commentaires à propos de “#L4 Il n’y avait pas de livres.”

    • A ma grande honte c’est un fouillis inconcevable dont je peine chaque fois à retrouver les clefs. Sans doute pour celà que je participe aux ateliers de François qui m’aide à établir la cartographie des lieux

  1. Je m’y retrouve dans certains. Pas tous, il y en a que je ne connais pas aussi intimement. Mais je me sens un peu chez moi, l’impression de partager le même souffle. Ou plutôt, la même inspiration.

    • Suis bien d’accord, à la lecture de votre « sentimenthèque » certain que nous avons dû nous rencontrer au detour d’une page.
      Et en tout cas même sentiment d’avoir peiner pour conserver à l’exercice la bonne distance

  2. Très belle image que celle du lecteur universel qui n’en finit pas de prendre de l’épaisseur – s’écrire ? – à mesure de ses lectures. La solitude n’existe plus quand on est habité par tous les livres lus et à venir… Un grand merci pour tant de profondeur.

    • Merci de votre lecture. Je ne sais pas si le livre est un remède à la solitude ou un désir de solitude. Ce qu’il y a de certain c’est que cet atelier est l’endroit où partager cette folie.

  3. Le parcours du lecteur vers l’écrivain et ce que vous avez puisé dans chaque lecture est un partage vraiment généreux !
    Je retiens la description de Jacottet, si exacte, et, en fait, toute la poésie et émotion que l’on ressent en lisant vos textes. Merci !

  4. C’est très beau. on voudrait lire encore (Lire non pour passer le temps mais pour atteindre l’espace vrai de l’existence)