P#3 J’aime les anorexiques

S’il n’est pas facile de nourrir un anorexique ni au premier abord agréable de partager un repas avec lui, il est toujours enchanteur de l’entendre parler de cuisine ou même de le regarder préparer un repas. La bouche de l’anorexique est un palais délicat que rien ne doit souiller. En voilà un qui rêve de se nourrir de nuage, de transparence, de fumée, d’impalpable. Il a besoin de contrôler tout ce qui rentre dans son corps. Bien plus que tout autre il convoque l’oreille, le nez, le toucher, la vue au choix des ingrédients, mode de découpe, mode de cuisson, assaisonnement, présentation. La liste de ses dégoûts est immense. La purée, les bouillies, le gras, le sucré, le mou, le gluant, l’informe, les grosses quantités, les traces sur les doigts, les assiettes pleines… On peut gloser des heures sur les origines de ce penchant : rejet du lait de la mère ou des bouillies d’enfance, hantise de grossir, peur de la perte de contrôle, rejet de la société d’abondance et de consommation, dégoût de mœurs de table débridées et excessives… peut-être, peut-être pas. Il ne faut pas le brusquer dans son rituel. Il ne faut pas le contraindre dans son idéal de pureté. Il connaît merveilleusement chaque denrée, le nombre des calories qu’elle contient, la consistance qu’elle doit avoir, la couleur, l’odeur, la fraîcheur. Il est curieux de nouveaux produits, d’épices inconnues, de découpes originales, de cuissons particulières, il aime expérimenter de nouveaux assemblages non conventionnels ; les mots pour le dire lui sont déjà nourriture. Je parle ici des anorexiques assumés, guéris en quelque sorte de la terrible maladie qui pousse jusqu’à la mort certains d’entre eux. Je parle ici des anorexiques heureux, pas de ceux qui vivent la torture de l’alternance de privation et de crises de boulimie, d’anorexiques rééduqués qui peuvent goûter du bout des lèvres, accepter sur la langue et même avaler certaines de ces préparations honnies et en apprécier la subtilité. Les malades ou les torturés parlent peu de la nourriture qui est leur obsession ; les guéris, les assumés gardent de leurs tourments une infinie délicatesse en matière d’alimentation et savent en parler brillamment. Ils deviennent des savants de la diététique et des experts culinaires hors pair et c’est pour ça que je les aime. Ils se nourrissent de mots, de noms de plats, en digèrent les descriptions, leur tête est pleine d’idées de recettes extraordinaires, d’associations de mets improbables, de préparations étranges et nouvelles, ils organisent des présentations subtiles et lumineuses, ils se nourrissent de fiction et si leur bouche est pleine, c’est d’histoires de mets rêvés.
Parfois, souvent, les anorexiques dont je parle sont aussi grands amateurs de boissons autre que l’eau. Le liquide ingéré n’a pas le poids des aliments solides. Ils deviennent alors des convives particulièrement agréables. Le goût du détail, la préciosité des descriptions, l’intérêt pour la fabrication (très important de n’ingérer que ce dont on sait comment il a été fait), c’est cela boire avec un anorexique. La convivialité devient palpable, les corps s’animent et l’ivresse reste légère, délicate, comme retenue et le plaisir d’autant plus intense.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

9 commentaires à propos de “P#3 J’aime les anorexiques”

  1. Merci pour la subtilité de ton récit qui ne manquerait pas de choquer en dehors de la tribu des lecteurs bienveillants des ateliers tant l’anorexie charrie la souffrance et la mort. Je garde pour ma part le souvenir traumatique d’une jeune femme montant dans le car m’amenant au lycée, spectrale, le cheveu rare, comme sortie d’un camp de concentration. Je sais qu’elle en a réchappé de justesse et j’aimerais la rencontrer aujourd’hui pour prendre un verre ! Cette résilience particulière que tu décris est très belle.