#L6 Journal de bord

Elle a encore du temps. Hier soir la pleine mer était vers 21h. Ce matin ce sera à peu près la même chose. Un peu plus tard. Là il doit être 7h, 8h au grand maximum. Encore une bonne heure avant que le bateau ne flotte et donc si elle tire bien sur la ficelle, elle a presque une heure de plus avant de devoir partir. Ou alors elle passe la journée là à bouquiner tranquille et à se balader dans le coin. Elle se souvient d’avoir mangé des huitres sur les cailloux de l’autre côté de la pointe. Et ramassé des moules aussi. Pourquoi pas.

Elle pourrait aussi retourner voir la maison. Pour voir. Et peut-être même frapper à la porte. Pourquoi pas.

Mais d’abord, il faudrait sortir le bras du duvet pour voir la montre ou au moins le soulever un peu. Mais ça ferait rentrer l’air froid. Elle sait bien qu’elle finira par se lever, par quitter la chaleur du duvet alors que rien ne l’y oblige, rien de suffisamment important pour représenter un problème si elle ne se lève pas. La marée ? Si elle manque celle d’aujourd’hui, elle partira demain. Elle sait qu’elle va se lever, qu’elle s’est toujours levée et elle ne connait personne qui ne se lève pas, à moins d’en être empêché, à moins d’être malade. Qu’est ce qui peut bien nous pousser à nous lever le matin ?  Surtout quand il fait froid dehors et que, a priori, rien de spécial ne nous attend ? La confiance en la journée qui vient pour être passionnante, instructive, importante ? L’ennui ? Ou plus simplement la faim ou les remarques pressantes de la vessie ?

Ça elle ne le note pas dans son journal de bord. Elle a son journal personnel où elle note ce genre de choses, un journal de sentiments, d’émotions, de réflexions. En plus d’un journal des petits événements de la journée. Par exemple pour hier elle a noté l’heure de départ et le «corner» dans lequel elle était allée manger un bon breakfast pour son dernier jour à Guernesey. Rien sur le réveil. Avec un réveil justement ou pas ? Combien de temps entre l’ouverture des yeux, une vraie ouverture, pas un coup d’œil vite fait avant de se rendormir, et le lever, la sortie du sac de couchage douillet et tiède avec encore cette bonne odeur de sommeil ? Et le breakfast, rien sur le goût des toasts, la cuisson des œufs brouillés, leur texture, les tomates, les champignons, le bacon et les haricots avec cette sauce douce, un peu sucrée et onctueuse. Toutes ces choses qui font partie de la journée, comme les changements de cap ou de voilure, la météo et l’état de la mer qu’elle met dans le journal de bord officiel. Oui, les détails techniques elle comprend, c’est pour ça qu’elle tient un journal de bord, c’est pour les affaires maritimes, les assurances, la réglementation. Il faut pouvoir retracer la route du bateau et les conditions en cas d’accident. Mais ce cahier qu’elle tient en plus et qu’elle feuillette parfois… au début c’était pour se souvenir, pour pouvoir raconter, pour faire un livre. Un carnet de voyage. Quand elle les feuillette tous ces carnets, le volume d’informations lui fait un peu peur. Par où commencer, comment trier, qu’est ce qui est intéressant… pour l’instant elle accumule. Elle ne sait plus exactement pourquoi mais elle le fait. Elle accumule. Et quand elle ne le fait pas, ça lui manque ce retour sur ses journées cette question de savoir quoi en garder. Pour ce matin elle notera ses réflexions sur le réveil, sur ce qui nous pousse tous, même en vacances, même quand on a aucune obligation, à nous lever. Comment appeler ce besoin de se lever ? Ennui ? Curiosité ? Parfois elle se lève juste pour regarder le ciel, la mer, elle ne fait rien de spécial, elle rêve. Sa mère disait rêvasser. Connotation négative. Perte de temps. Maintenant qu’elle vit seule, qu’elle est grande, qu’elle est adulte elle pourrait simplement faire ce qu’elle veut, elle n’a de comptes à rendre qu’à elle-même quand elle ne travaille pas. Alors qu’elle continue à donner à ces moments de rêverie qui lui sont devenus si indispensables, un autre nom plus positif. Pourquoi ? Pour se justifier ? Auprès de qui ? Elle appelle ça réflexions, pensées, cogitations pour le petit côté latin qui fait plus sérieux. Pour aujourd’hui elle notera quoi dans son journal après les réflexions sur le réveil ? Elle essaye de noter ce que ses sens attrapent. Odeurs, sons, goûts textures, ce que voient les yeux. Pour les yeux elle s’aide parfois d’une photo avec son téléphone. Mais c’est juste un instant quand il faudrait un film. Et encore, le film n’aurait qu’un seul côté du monde, celui qui est devant l’objectif. Rien sur ce qui est derrière. Impossible de tout noter. Question de temps aussi. Et noter le temps qu’on passe à noter ? Elle se donne le vertige ce matin. 

C’est ça qui la fait se lever, le vertige de ses réflexions. Alors elle sort de son duvet, le roule en boule au fond de la couchette. Chaussettes, pantalon, pull. Et bottes. Pour aller faire un tour sur la plage. En attendant, café. Dans la vieille cafetière italienne en alu. La plus pratique. Pas de filtres pas de technologie compliquée, pas de poubelles, le marc, c’est pour les poissons. Eau, café, on fait chauffer et on surveille. En rangeant le café dans sa boîte hermétique. En rattachant le bidon d’eau à sa place. Pain, confiture. Et l’odeur du café, le crachotis de la cafetière, le café qui monte. Ouvrir le couvercle pour surveiller. Ne pas laisser bouillir. Café liquide, café en poudre, café en grains, toujours café. Pas pratique ça, un seul mot pour tout. Et puis l’odeur qui arrive, volutes blancs et épais dans l’air humide et frais. Le soleil un peu mou qui arrive par la descente. Octobre. Son mois préféré. Les mains sur la tasse, elle souffle mais fini quand même par se brûler avec la première gorgée. Comme d’habitude. Comme tous les matins. Alors elle se demande, puisque c’est pareil tous les matins, cette histoire de café, à mettre dans le journal ou pas ? Elle n’a jamais mis aucun détail dans son journal sur le café du matin. Et pourtant, ça fait partie de sa journée, de toutes ses journées…

Pour savoir quoi mettre dans son journal, il faudrait qu’elle sache pourquoi elle écrit son journal, dans quel but, avec quel objectif. Retrouver une adresse, un nom, un lieu ? Ou matière pour écrire pour plus tard peut-être ? Sensations. Souvenirs, états d’esprits réflexions … Et si la réponse venait après, plus tard ? Ou si la réponse ne venait pas du tout ? 

La marée monte. Le bateau va bientôt flotter à nouveau. Il va falloir qu’elle attende la pleine mer, et les deux premières heures de la descente pour pouvoir aller sur la plage. Aujourd’hui, elle restera là. Le temps pour un autre café et une bonne séance de journal. 

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

6 commentaires à propos de “#L6 Journal de bord”

  1. C’est très beau et ça répond si bien à mes questions sur cette fameuse écriture quotidienne…

  2. Très beau, très juste. Ce me pousse à faire ma propre L6 que j’ai à peine esquissé. Même si « faire un livre » est en dormance, j’y reviendrai et ta proposition éclairera mon chemin.
    Merci, Juliette 🙂

    • Pfouuu, trop d’honneur que faire lumière ! Mais si ça peut aider, go ! Et fonce pour « faire un livre », ça fait tout bizarre quand on y arrive, mais c’est loin d’être désagréable 😉