#L3 Au-delà de la maison

Elle m’écrivait qu’un bleu profond jusqu’au sommeil hisserait cet amour de l’autre côté des barreaux des fenêtres de la folie. Et qu’un regard semblable au mien raviverait la couleur exténuée de toute chose. Elle l’écrivait sur des post-it. Elle les laissait bien en évidence sur la table du salon, parmi les bouteilles et les miettes. Je me souviens de ses mots comme des aiguilles. Elle m’écrivait que ça finirait par s’estomper (parmi les plis), ce désir insensé d’aurore à perdre gorge. Elle disait aussi que cet amour là, cet amour inespéré, elle aimait le vivre à l’ombre des regards. Que c’était mieux comme ça, notre amour comme un secret. Bien enfoui dans le corps. Le poing fermé dans la parole. Et puis le soir, la petite lumière. Les cris. C’était encore les peurs de sa vie d’avant. Elle me regardait droit dans les yeux. Tu sais rien ne distingue les souvenirs des autres moments. Elle aimait me raconter des histoires de précipice. Dire qu’il suffisait d’un geste, ou d’un mouvement trop brusque, pour descendre les yeux ouverts à l’intérieur du gouffre. Elle écrivait tout le temps. Partout. Elle barbouillait nos murs de phrases. De poèmes. D’incantations qu’elle récitait dans toutes les pièces. Je l’entendais au loin. Sa voix me terrifiait. Dans notre chambre, sur un petit tableau noir, elle avait inscrit à la craie ces mots : l’arrachement des tissus se remémore comme la nuit parfois nous précipite. 

Dans la nuit du 25 septembre 1972, Alejandra Pizarnik ingère une dose de psychotropes qui lui est fatale. On raconte que sur un petit tableau noir où elle traçait à la craie des ébauches de poèmes, on retrouva ces vers : Créature en prière /en rage contre la brume / écrit au crépuscule/ contre l’opacité/ je ne veux plus aller/ nulle part/ qu’au tréfonds/ oh vie / oh langage/ oh Isidore. 

Mais moi, je l’ai ressentie comme tout le monde, cette violence tout au fond de soi qui vous fait comme des fourmis dans les bras, tellement que ça vous brule de l’intérieur tous ces abandons. La peur et tout ce qui va avec. Les sommeils en retard. Les tracas qui tournent comme une toupie au fond de la tête (se dire qu’au-delà de la maison il y a la forêt). Ça vous creuse en dedans comme une tique qui vous boufferait les pores sous la surface. Et cette toupie là, on la prendrait bien entre nos mains, comme une histoire qu’on aurait aimé voir advenir. Une histoire très en lien avec la terre. Avec le récit des autres qui vous attachent mais qu’on craint. Et à qui il faut bien rendre visite. Parce qu’ils nous plongent dans une autre temporalité. Une autre séquence. Sans les contours habituels qui emportent. Je dis alors cette toupie, moi je la prendrais bien dans la main pour en avoir le cœur net.  Et en éprouver les contours. Ressentir une bonne fois sa texture et la tendre à celui d’à coté, le plus léger que moi. Pas pour me venger, ni m’en débarrasser, mais pour qu’il comprenne, qu’il imprime une bonne fois ce que ça fait d’entendre quelqu’un dans son supposé silence. Où c’est une maison sans mur et sans meuble. Juste un tabouret de fortune, avec une petite planche en bois, et quelques verres à pieds qui sont posées là, tout près, à la lisière des autres. Et les mines qui vous regardent de biais. Ou pas bien en face. Des corps tout confinés les uns aux autres au fond d’une cave bruyante. Des solitaires agressifs recroquevillés contre des murs. Contre une multitude de vies que les forces de l’attraction, et les désirs qui font vriller, choisissent pour se sentir éternel le temps d’une étreinte. Alors quand dès le premier regard je comprends que ça peut cesser de tourner, je cours de toutes mes forces vers la maison.

C’est un regard comme un fracas, un regard à rendre fou d’amour n’importe qui. Ce regard-là, je le reçois comme une hache. Entre nous et le monde une brisure se fait, forme une crête mais de l’intérieur comme une serrure. Elle m’accoste. Elle me dit qu’il existe autre chose pour s’échapper que des manières de tunnel ou des façons de soupirail. Je me souviens de ça. De l’éternel présent qui soudain jaillit dans ma toute petite vie. On vit ensemble. On danse ensemble. Elle est la personne qui partage le plus mon temps. Et moi le sien. Même quand nous dormons nos deux corps respirent de concert. Ils forment une bulle indéfinissable. Il n’y a pas de mot pour décrire ce souffle, cette chaleur au départ de ses lèvres qui m’emplit comme en avançant du dedans de l’épaule. Quand j’esquisse un mouvement trop brusque, elle émet un son limpide, une expiration qui dit tant la contestation que le plaisir d’être au monde dans l’abandon du sommeil. Nous partageons un vivre ailleurs où se crée une espèce singulière de lien. Dans l’espace exigu d’un lit. Dans le temps infini du don. 

Dans une lettre de janvier 1904 adressée à Oskar Pollak, Kafka écrit que la littérature doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. C’est aussi ça que doit être l’amour. 

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

11 commentaires à propos de “#L3 Au-delà de la maison”

  1. « Elle écrivait… « saisie par cette ( ces) voix. L’énigme et l’intensité d’un amour. Surgissement d ´Alejandra sa rage envers la brume et en écho la hache de Kafka. Les mots qu’il fallait lire, là tout de suite devant l’océan après la pluie

    • Merci Nathalie pour tes mots. Les mots qui justement réconfortent et donnent la force de continuer derrière l’ordi pendant la pluie.

  2. Je cherchais qqch sur le site et par hasard commencé à lire, mais ce n’est pas cela que j’étais venue faire, je passais, ne voulais pas m’attarder… Mais jamais n’ai pas arrêter ma lecture. Et puis je vois qui a écrit. Sourire. Merci.

    • Chère Anne, « Mais jamais n’ai pas arrêter ma lecture » Merci infiniment. Sourire partagé de te retrouver. A très bientôt !

  3. Les émotions rendues tangibles… j’aime beaucoup l’image de la toupie… et puis la musique… « aimer à perdre la raison » (https://youtu.be/dzCQw9BM5os), la folie, l’amour, l’amour qui rend fou comme le manque d’amour, comme ses blessures… la peur, les peurs aussi…

    • Merci Ysa-Lou pour tes mots… et ceux de Jean Ferrat si beaux, qui évidemment font écho à mes petits mots. Et oui tu as raisons les peurs aussi…

    • Oh merci Jérôme pour ce retour ! Pizarnik c’est incroyable je vais en parler dans ma « sentimenthèque » dès que je vais prendre le temps de m’y consacrer ! C’est aussi ça je trouve la force de ces ateliers. Echanger sur nos pratiques d’écriture et partager nos lectures. Et moi je rencontre Jérôme ! Enchanté ! A bientôt.

  4. Rétroliens : #L5 Les heures – Tiers Livre, explorations écriture