#L3, la femme qui pleure, le chien, la boulangère

Ça n’en finit plus, ça n’en finit jamais et ça recommence. Pourquoi ça recommence ? Pourquoi, je sais pas, je comprends jamais rien. Je vois bien que ça l’agace que je renifle mais ça coule tout seul, c’est pas de ma faute ça coule tout seul, après tout c’est dans l’ambiance, temps de merde, buée sur les lunettes buée sur le pare-brise essuie-glaces vitesse moyenne. J’ai jamais su décoller. Y a que des fois dans le boulot un petit havre, mais avec les mecs non. Ça part jamais très fort, pas de ma faute si je vois tout de suite ce qui va dérailler, pas de ma faute si je veux quand même y croire, alors forcément ça s’arrête pas fort non plus, ça s’étiole s’amenuise s’use et puis un jour… on peut arrêter là si tu veux ? Il a dit ça si tu veux, hypocrite, c’est lui qui en en marre. Ville de merde, tout étroit partout, même l’éclairage minable. Et ce jeune mec, là, sous la pluie. Ont tous l’uniforme baskets capuche. Pas si jeune que ça en fait, assez agréable l’allure, devrait se redresser un peu, ouvrir les épaules, trempé pour trempé, respirer. C’est pas moi qui vais lui donner des leçons, j’ai un nœud au plexus dit solaire. Heureusement on arrive. Tu veux que je monte prendre un verre ? L’a pas dit un dernier verre… Bizarre qu’il propose ça alors qu’il a qu’une seule envie c’est de se tirer. Ah non merci pas la pitié, j’arrête son geste vers mon épaule, j’aimais bien quand il me caressait la nuque.

Sent le plancher du bus ligne 3, ce garçon, sent les semelles de tennis, sent le bas du jean qu’a besoin d’être lavé, sent le tabac froid et les frites, sent le sweat resté enfermé mouillé, dans la poche le restant du croissant, tout en haut sent la sueur et le shampoing du matin. Marche bizarre, ce garçon, pas régulier, pas régulier son pas, change de rythme, pourrait s’arrêter presque, hésite parfois, repart lentement, doucement, il est léger, ce garçon, doit être un tendre, un qui tend la main facilement, vous caresse sur le front là où c’est doux entre les yeux, alors ça va le chien, et la main s’attarde, sent le manque, le vague à l’âme ce garçon.

Comment on va payer le remplacement de la vitrine ? De toute façon changer d’assurance, ça c’est sûr, on lit jamais assez les contrats, sont tous forts pour vous prendre votre pognon, dire que ça s’appelle franchise, on l’a bien dans l’os, Jean dit la prochaine fois on épluche avant de signer quoi que ce soit. Même ici, c’est pas croyable, une ville si calme quand on est arrivés, qui aurait cru qu’on balancerait des pavés pour un oui pour un non, et c’est les commerçants qui trinquent en premier c’est pas juste, les gens en ont marre aussi, c’est sûr, Jean il dit attention pas d’amalgame, mais quand même, tous ces jeunes du quartier Sud au chômage, ça traîne toute la journée, ça deale, et au Centre commercial ils ont renforcé les vigiles, alors… Tiens, mais c’est mon jeune homme du matin pain au chocolat et croissant, pourquoi il marche sous la pluie comme ça, va prendre mal, me voit même pas, je pourrais lui prêter un parapluie, y en a trois d’oubliés, y a toujours des oubliés.

A propos de Mireille Piris

Toujours un lien avec l’écriture dans ma vie de comédienne, chanteuse, animatrice culturelle, psychodramatiste, formatrice conseil. L’art reste le fil conducteur dans la vie d’après qui alterne écriture peinture photographie. Comme dans un recueil de nouvelles, Une étrange modernité, paru chez N & B, où il se mêle au destin de quelques cabossés de la vie. (Auparavant chez le même éditeur, Boulevard des orangers, évocation de l’Algérie dans l’enfance et l’adolescence) Particulièrement sensible au dernier atelier Prendre. Toujours en chantier parallèle des nouvelles et un roman… Peur de la dispersion mais curieuse…