#L8/ Voix de la prose

Surtout ne pas traîner maintenant si près du but et puis cet air mauvais, vicié qui suit et pousse depuis le port, faut monter, monter et revenir, revenir enfin dans cette maison, ce qu’il en reste, ce qu’ils en ont fait, à l’époque on l’appelait la Demeure, toujours aussi sale cette ville et toute cette crasse humaine qui traîne et les ordures, toujours plus, pas changé non plus les pavés de ses escaliers, un peu plus usés, un peu plus usées aussi leurs vies aux pauvres d’ici, on leur avait bien dit, encore un de ces marins en bordée, cuit par l’alcool, reste à cuver contre ton lampadaire raclure sinon, tu vas voir ce qu’on leur faisait avant à ceux de ton espèce, ont été nombreux balancés et arrivés le corps en loques en bas des escaliers, on en a fait de ces tas d’os pendant le couvre-feu, les volets déjà fermés comme aujourd’hui sur les quartiers de vos bicoques, merde un peu trop de sombre qui s’avance ici, vient là fidèle Luger, main droite en garde, main gauche, un peu en avant à tâter le long du mur râpeux, le pas prudent, régulier, passer, là-haut le prochain lampadaire arrive, encore une ombre humaine avachie dessous, encore un ivrogne, fait remonter cette nuit de forte chaleur au début, quand, pour s’imposer, pour les mater, ordre donné pour qu’un ou une soit pendu à chacun de ces lampadaires, du haut vers le bas de la ville, faire exemple, marquer les esprits des bicoques, longtemps on avait laissés pendouiller et quand détachées nos guirlandes d’humains comme cette masse informe de maintenant qu’est pas un soûlard mais plutôt un gosse, un gosse tourné vers toi, ses mains dans le dos, comme au spectacle et, avec lui, assis à ses pieds, un de ces chiens pouilleux, il fait quoi dehors à cette heure ce gosse, encore un traîne-savate des plateaux échoué ici dans ses vêtements paysans, très pâle, doit juste sortir la nuit comme cafard, le regard comme à voir passer un fantôme, son bâtard se redresse et gronde, non tu me connais pas, t’étais pas né quand, rentre dans ta bicoque, pas l’air de tout comprendre, ignore, passe, continue, continue, on y est presque, c’est quoi maintenant ce bruit comme des cliquetis, ça monte de derrière, ça gonfle, ça grouille, continue, continue, ne regarde pas, pas encore, reste calme, laisse venir, t’as ton flingue, arme-le, t’en as vu d’autres, fais comme si de rien, maintenant, retourne-toi, retourne-toi et affronte, merde, des centaines de paires d’yeux jaunes, des rats, ces rats d’ici, des centaines de rats à te suivre, s’arrêtent et font face, à distance, après toi qu’ils en ont, tirer dans le tas et te faire remarquer avec les détonations, le risque aussi de déchaîner leur vengeance aux bestioles, préférer ne pas, alors repartir, leur cavalcade à tes basques, tant pis, avancer quand même, la chaleur moite et poisse, dégouline, ton corps prêt au-dessus de tout ça, entraîné, endurci, pas oublié les longues courses d’autrefois avec le barda sur les plateaux jusqu’à manquer d’oxygène et puis aussi le travail pour les frères, corps guerrier affûté, retrouvé, moine soldat dans ton cerveau, ce haut mur construit pour empêcher que tout déborde, doit tenir jusqu’à La revoir, oublier la rumeur grouillante de derrière, après on verra bien, d’abord en finir avec cette remontée vers la maison, combler ce manque, cette absence de trop longues années, Elle là-bas à attendre depuis ce jour où, ne plus sentir les escaliers sous les semelles, ne plus sentir non plus la chaleur, les poursuivants velus, voler au-dessus du trou de son absence, ne plus voir ce paysage de nuit monotone, trop loin du port maintenant pour trouver des boutiques, juste les murs des bicoques à gauche et le grillage du funiculaire à droite et ces lampadaires rachitiques pour seule ponctuation, et puis là, encore ce gosse blafard et son clebs à te regarder, pas vus quand ils t’ont dépassé, ont du profiter du moment avec les rats ou de la plongée en dedans, pas l’air essoufflés ni de souffrir de la chaleur, la peur dans le regard de l’un, le grondement dans la gueule de l’autre, accélérer encore l’allure quand soudain, à la volée, la cloche du funiculaire réveille la nuit, d’habitude actionnée par les mécanos quand rames montante et descendante se croisent mais là, juste la montante à ta hauteur, son gros phare rond perce la nuit, sa peinture jaune orangé, des passagers comme aux heures de pointe, des passagers tous à t’observer, aucun ne semble parler, aucun autre son que la cloche à entendre, même pas le mécanisme de la crémaillère ou les roues sur les rails, peut-être la sirène et le marin mais pas certain, pas trop possible non plus puisque le vieux guichetier a bien dit que fermé pour la nuit, continuer, continuer, tenir le rythme, déjà le prochain lampadaire en vue, encore ce gosse et son galeux, vigilance s’émousse, gaffe, passés sans doute quand a regardé funiculaire, et encore eux deux au suivant, cette fois ont pas pu te doubler en plus, toujours dans la même attitude figée vers ton passage, utiliser le Luger, encore trop risqué et les rats qui talonnent toujours, arriver vite, pas se laisser distraire, laisser ça aux littérateurs, si certains ou certaines vous ont échappés à l’époque, et puis les marches plus raides encore, toucher au but, à droite la gare du funiculaire et la rame jaune pleine de nuit, déboucher sur le belvédère, avancer un peu et se tourner, plonger la vue tout en bas sur les petites lumières scintillantes du port et des quais et, au premier plan, la marée des rats à se déployer autour sur la petite place, se détourner, traverser vers pans du haut mur de la Demeure éboulés, ruinés, grille du portail soufflée, tordue, rouillée, devant, l’enfant au chien, s’avance avec regard de peur, en joue, enlève les mains de son dos et tend un bouquet de fleurs fanées, le prendre sans hésiter, ne pas arriver les mains vides après tout ce temps, franchir les veilles grilles et avancer dans la nuit.

Non seulement pas certain d'avoir écrit lyrique et lisible. En tout cas cette impression depuis le début de pas assez fatiguer mes textes. Alors pour ce texte L8 d'ascension/déchéance, tenter de l'étirer à défaut de l'épuiser -et le lecteur avec. D'abord 400 mots puis rien alors, bien aimé la limite des 100 mots du prologue et, comme conseillé par EC lors d'un zoom, cette décision de doubler la mise avec l'objectif de 1000 mots. Et ce moment précieux où tout s'emballe pour finir avec même 100 de plus avant retravail. MERCI collectif Tiers-Livre !  

A propos de Jérôme Cé

Surtout lecteur. Cherche sa voix en écriture avec les cycles du Tiers-Livre depuis pas mal de temps. Un peu trop peut-être. (ancien wordpress et premières participations aux ATL) https://boutstierslivre.wordpress.com/