#L5 Seuls comptent l’image, la mémoire et le désir

Pour elle, de sa ville, seuls comptent l’image, la mémoire et le désir. Il y a les images anciennes qu’elle a vues dans des albums de famille, dans des livres ou des documentaires, pour chaque ville il en existe des quantités incroyables et la sienne ne fait pas exception à la règle. Ce qu’elle préfère sont les livres qui présentent des vues actuelles et des vues d’époque, une mémoire qui n’est pas la sienne, mais celle de ceux qui l’ont précédée et qu’il lui semble s’être appropriée à force de les avoir regardées, comme si elles avaient toujours fait partie d’elle. Elle regarde une nouvelle fois les immeubles qui bordent le terre-plein sous lequel s’engouffre la voie ferrée qui mène à la gare souterraine, voie ferrée aménagée sur un pont qui surplombe une chaussée le long de laquelle coulait en des temps très anciens un ruisseau.  Elle aimerait qu’il puisse exister une photo de cet endroit précis, il y a un siècle ou plus, celui sur lequel elle a vue en cet instant même. Il y a un grand hôtel Art Déco de l’autre côté des immeubles et il s’y trouvait déjà à cette époque. Elle imagine de part et d’autre de celui-ci des maisons de maître hétéroclites, façades étroites et élancées, polychrome, briques émaillées blanc cassé, frise en brique émaillée vert bouteille, pierre bleue, balcons finement ouvragés de motifs végétaux dans le plus pur style Art Nouveau, fenêtres circulaires en loggia, toits à pignon, logettes, débords de toits agrémentés d’aisseliers de bois sculpté, façades avec oriel, affublées de ressauts maçonnés et décorés, témoins des agencements internes et de l’extension des volumes vers l’extérieur typiques de l’architecture du XIXe siècle. La chaussée surplombée par le pont du chemin de fer était bordée quant à elle par un quartier populaire qui a été rasé et remplacé par des immeubles de bureaux et des immeubles à appartements. Ce désir qu’elle a d’investiguer sa ville par l’image et par l’écrit la taraude depuis un certain temps déjà, depuis qu’elle s’est rendu compte qu’elle a toujours gravité dans ce quartier et bien plus que cela même puisqu’elle y est née. Elle est née pas loin de là dans une clinique qui aujourd’hui n’existe plus, le bâtiment qui l’abritait ayant été transformé en appartements de luxe. Son sol était en granito. Elle se souvient très bien de ce sol qu’elle avait gardé en mémoire du temps où sa mère l’emmenait dans cette clinique pour les consultations pédiatriques. Grandes dalles de ciment piqueté d’éclats de pierre bordées d’un liséré de damiers noirs et blancs, elle avait longtemps ignoré jusqu’au nom même de ce revêtement qui remontait à l’Antiquité où il avait constitué en quelque sorte la mosaïque du pauvre composée de résidus de marbre ou d’autres matériaux précieux coulés dans du ciment avant de trouver ses lettres de noblesse dans les palais vénitiens grâce à un savoir-faire hautement maîtrisé. Ce n’est qu’au XXe siècle que la technique s’est exportée dans le reste de l’Europe et qu’elle y a pris son essor dans les années 1920-1930 se mariant bien avec le style Art Déco. Dans les années 1950-1960 sont apparues les dalles préfabriquées qui ont été utilisées pour le sol de la clinique. Elle s’interroge à propos du souvenir qu’elle a de ce sol et du fait qu’il se soit à ce point imprimé dans sa mémoire. Il est vrai que dans l’enfance, tout ou presque se passe au niveau du sol et de toute évidence, elle a dû le côtoyer de près. Les éclats de pierre, elle a le souvenir qu’il s’agissait de pierre noire ou grise, de l’obsidienne peut-être, oui pourquoi pas, une pierre qui l’intrigue et la fascine, une pierre de lave à laquelle on prête des vertus protectrices et dont elle aime s’entourer, d’ailleurs elle porte un bracelet d’obsidienne, d’œil de tigre et d’hématite. Peut-être est-elle tombée sur ce sol et est-elle entrée en contact de manière brutale et traumatisante avec lui ou alors elle a dû y jouer bien qu’elle doute que sa mère l’ai laissée se rouler sur lui si lisse et propre eût-il été, un enfant ça s’assied sur une chaise et ça attend tranquillement. Demain elle se mettra en route. C’est pour ça qu’elle est là. Pour explorer ce que cette ville lui renvoie, convoque en elle d’images par la mémoire et le désir qu’elle a de les confronter à celles que lui dictera le réel et qu’elle saisira au plus juste avec son appareil photo, car c’est cela qu’elle a en tête depuis longtemps, les photos qui ouvrent l’imaginaire et l’écrit qui comble les creux, les déplis qu’ils permettent. Les images de maintenant et les images d’avant, les mettre en regard et reconstruire le pont qui les relie par des mots comme celui bien tangible qui amène les trains vers la gare souterraine, des mots qui disent aussi ce qui est ignoré, qui colmatent les brèches du désintérêt et de l’oubli, qui explorent la nature multi-couches de la ville, qui peut-être forgent un réel différent mais un réel quand même, une sorte de dépli que d’autres n’ont pas perçu mais que son imaginaire pourra contribuer à rendre visible.

A propos de Catherine K.

Mon nom complet est Catherine Koeckx (prononcer Kouks). Citadine depuis toujours mais avide de nature et de grands espaces que je partage par la photo ou l’aquarelle (www.catherinekoeckx.be), je suis aussi passionnée par la ville (@bruxelles_autrement). Bruxelles mais pas que... J’ai publié Le Guide lovecraftien de Providence en 2021 (disponible sur Amazon.fr ou sur commande privée). Je viens de lancer mon blog littéraire Itinéraires pluriels (https://itinerairespluriels.wordpress.com).

4 commentaires à propos de “#L5 Seuls comptent l’image, la mémoire et le désir”

  1. impressionée par votre texte tout comme j’ai apprécié de visiter votre galerie de peintre