P3 Uisge beatha

Tord-boyaux infâme à ses débuts, rangé dans le tiroir des remèdes avec l’huile de foie de morue, le whisky a évolué jusqu’à devenir une boisson allant de l’apéritif agressif jusqu’au subtil et au raffiné des salons enfumés ornés de boiseries sombres. Tout comme le vin qui s’étire en sinuant de la piquette de table jusqu’aux grands crus classés. La recette de base du whisky est des plus simples. Céréales, eau et levures. On laisse fermenter, on distille et on laisse vieillir. En tonneau, en fût, en barrique … qu’importe le contenant, il faut simplement qu’il ait déjà contenu un autre alcool, vin, liqueur…. Le whisky est le bernard-l’hermite des alcools, il grandit dans les tonneaux des autres. La recette de base du whisky se rapproche de celle du pain : céréales eau et levures, fermentation. Des ingrédients tout simples et une infinité de variantes possibles entre choix des ingrédients, des méthodes, des moyens et surtout des savoir-faire. Pour le whisky on choisit la céréale, jusqu’au sarrasin en Bretagne, plus traditionnellement l’orge. On peut encore ici multiplier les choix : malté, fumé, sur feu de bois, de tourbe, plus ou moins longtemps… ensuite l’eau. Pure, évidemment. De source, très souvent, des Alpes dans le Vercors, souvent tourbée en Écosse… Fermentation. Jusque-là on est proche de la fabrication de la bière. Mais désormais les histoires se séparent. Distillation pour le whisky. Dans des alambics de cuivre, de petits à immenses, coudés, évasés, tournés, resserrés, échassiers élancés ou larges poules pondeuses, cygne, cormoran ou canard. Seul le moineau n’a pas sa place ici. De l’alcool qui va naître, on enlève les extrêmes. Début et fin s’en vont dans l’autre cuve, et la distillation est gardée sans sa tête ni sa queue. Fin de la première étape. Ici le whisky, qui n’a toujours pas le droit de porter ce nom-là, entre dans le domaine artistique quand il ne finit pas sur les rayons de la trop grande distribution. Pour les élus, le savoir-faire, l’expérience, le temps et deux doigts d’audace voire de génie pour les meilleurs vont seuls pouvoir l’amener à éclore. Vieillissement. Par le choix des barriques où il va séjourner, par l’endroit où il va être entreposé, par le temps qui va lui être alloué pour pouvoir s’imprégner des histoires précédentes lovées dans le bois des tonneaux qui l’accueillent, jusqu’au mélange final et à l’embouteillage : tout est affaire de sens. Goût, odeur, couleur. L’histoire de chaque bouteille est mélangée avec celle des lieux, des gens qui s’occupent des tonneaux, des canicules et des inondations, des décisions politiques, des lois du commerce… 

En partant du tronc eau-céréales-levures, chaque choix développe une branche, une ramification pour aboutir à un arbre complexe, majestueux et digne. Un chêne droit et fier, de ceux qu’on apprécie pour tailler des tonneaux.

Ça commence comme un raid viking, une charge de barbares, une attaque de Huns. L’alcool s’installe, il prend ses aises, ébloui les papilles, repousse les gencives, se cale dans le palais avant d’aveugler la gorge et se laisser oublier dans l’œsophage. En embarquant la glotte. Parfois on tousse, on cherche de l’air, mais ça reste très rare, donc ça reste un plaisir, de goûter des whiskys. On salive un peu pour éteindre l’incendie avant de découvrir un monde nouveau comme le petit enfant qui mâchouille tout ce qui passe à sa portée. 

Avant tout ça, la dégustation avait commencé par le nez, dès l’entrée dans la distillerie. Ambiance aseptisée pour les nouveaux bâtiments, odeur de propre voire pas d’odeur. Bois clair, métal, design… comme partout où on vend. Voilà. Tandis que dans les anciennes, le nez commence par questionner. Humidité, iode au bord de la mer, poussière, odeur de brûlé, de métal chaud. De travail. Ça, c’est pour l’extérieur. À l’intérieur, ça sent l’humide, le bois, l’ancien. 

Puis on remplit les verres. De loin, la dégustation commence par une couleur. Transparent comme de l’eau à la sortie des alambics, le futur whisky est prêt à apprendre la langue du tonneau dans lequel il va habiter. Jusqu’à lui emprunter sa couleur, ses goûts, ses arômes, ses odeurs, ses tics de langage et sa littérature. Si on lui laisse le temps.

On fait tourner dans le verre, on regarde la couleur, le gras, l’épaisseur des coulées sur les parois. On sent, mais pas de trop près pour laisser l’alcool filer sur les côtés. Première gorgée, mais on ne l’avale pas tout de suite, on la laisse visiter toutes les papilles, langue, palais. Au début il y’a l’alcool. Plus ou moins agressif, il s’adoucit avec l’âge, après avoir laissé quelques plumes chez les anges qui réclament leur part, mais il est toujours là, qui s’installe en maître, prends toute la place, squatte la bouche, les joues, les gencives. Il marque son territoire en barbare primitif qui brûle les terres conquises pour y planter son nom. Ensuite, petit à petit, on guérit de la brûlure, on s’habitue, on découvre autre chose, on prend confiance, on commence à explorer, parce que même si ce n’est pas tout, une bonne partie de ce qui fait un bon whisky, c’est son âge, le temps qu’il a pu voir passer au contact du bois des tonneaux, à apprendre leur langue, leur accent, leurs histoires. Leur culture. Dans la bouche ça vient doucement. Après le choc de l’alcool, du dépaysement, de l’arrivée dans un endroit inconnu, on reconnait quelques mots, des goûts de fruits, de fumé, puis parmi les fruits on distingue celui-ci ou celui-là. Un début de grammaire. Parmi les goûts iodés viennent les raffinements : plage, algues, crustacés. Certains vont jusqu’au filet de pêche. Expressions régionales. On cherche les mots qui iraient bien, souvent c’est presque ça, mais pas tout à fait. Alors on reprend une gorgée. Alcool, encore, mais on s’y attend, c’est un retour, des retrouvailles, ce n’est plus le choc d’une découverte. On est presque chez soi, on est détendu, serein, tranquille, sûr de soi. Trop ? Pas encore, mais bientôt. Alors, il vaut mieux rentrer, fermer la maison des vacances et mettre la clé dans la boite aux lettres. Ne pas s’installer. Éviter l’ivresse. On reviendra, une autre fois. Pour compléter, retrouver et approfondir. Pour épaissir son dictionnaire, au calme dans sa tête. Ne pas tout mélanger…

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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