#L6/ De la carpe en gelée au petit déjeuner

Elle s’est levée la première. Des voilages de coton blanc avec de petites dentelles décorent le pourtour des fenêtres, sans occulter la vue sur le jardinet et, au loin, sur les blocs de béton qui sont comme la sihouette de Varsovie. Dans cette maison étrangère, elle n’ose toucher à rien, elle n’ose faire un bruit. La lumière grise d’un matin blanc progresse à l’horizontale. C’est le jour de l’an. Un buffet de bois vernis occupe presque tout le long du mur de cette salle de séjour, et la table est garnie d’une nappe immaculée. La porcelaine est finement décorée de fleurettes roses et mauves. Elle attend que ses hôtes se lèvent pour se permettre de toucher à quoi que ce soit. Elle les revoit, plus jeunes, arriver chez ses parents, en France, et sortir de leur petite voiture des caisses et des caisses d’assiettes au bord doré, de plats de service, de saucières. Un service entier comme cadeau d’arrivée.

Ce n’est pas qu’elle ait faim. Elle a fait la fête, avec des amis de son âge, dans un de ces blocs gris qu’elle interroge du regard, pierogi et vodka, soupe à l’oignon à minuit. Et la carpe en gelée. Les pétards font du bruit, même tirés dans la neige. Ce n’est pas qu’elle ait faim, mais son regard comme sa main sont attirés par la table dressée pour le repas du matin, propre et prête, le couvert mis, le reste des plats de fête disposés pour le service.  Au centre trône une terrine avec les trois quarts d’une carpe en gelée. 

 De la carpe en gelée au petit-déjeuner, étonnante de façon de commencer l’année pour une Parisienne habituée au croustillant des baguettes et aux croissants, les jours moins ordinaires. Elle croyait que c’était une spécialité yiddisch. Elle croyait de même pour les cornichons aigre-doux, mais son hôtesse en fait aussi, or c’est une Polonaise ce qu’il y a de moins cascher. Elle croyait encore qu’elle n’aimait pas la betterave, avant d’arriver ici.

Finalement, elle ne savait rien du pays.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

4 commentaires à propos de “#L6/ De la carpe en gelée au petit déjeuner”

  1. je viens de finir mon petit déjeuner et de lire ton texte…avec la carpe en gelée…j’aime beaucoup! (le texte, pour la carpe en gelée pas sûre de vouloir goûter, quoique…)!

  2. la porcelaine, La carpe… des images qui restent après la lecture de ce texte tout en délicatesse