#L6 Trois îlots de solitude

Mais elle ne peut s’empêcher d’y penser. En allant barricader les portes et les fenêtres de derrière, elle jette à nouveau un coup d’œil sur la pelouse de la maison de ses voisins, où une balançoire toute neuve a fait son apparition quelques jours plus tôt. Pourquoi avoir déraciné deux beaux pins pour lui faire de la place ? Ils n’ont pas de petits-enfants. Leur fils unique est mort il y a maintenant douze ans dans un accident de voiture, à peu près à la même époque où son fils à elle est parti sans plus donner de nouvelles. C’est pour qui cette balançoire ? La barrière de sable rouge poussée par le vent s’approche, va bientôt plonger la ville dans les ténèbres. Elle rentre se mettre à l’abri, regarde distraite les images qui défilent sur l’écran de télévision. Ils étaient pourtant amis. Du temps de son mari, de son fils encore à la maison, ils s’invitaient à diner, organisaient des piqueniques, allaient ensemble assister aux parades, elles faisaient partie du même club. Puis le malheur comme une bombe les terrassant. La douleur muette. Elle s’est toujours tenue tout près, les aidant quand elle voyait que le désarroi les reprenait, comme une vague qui revient plus forte et semble tout vouloir engloutir. Dans sa mémoire, il n’y a pas de moment précis où leurs rapports se sont effilochés. Serait-ce à la mort de son mari, avant ou après le départ de son fils ? Des jours et des semaines flous qui se confondent avec sa propre douleur. Tout a changé. Leur maison s’est petit à petit remplie de monde, surtout les week-ends, des voitures garées devant le portail, des barbecues, des conversations animées qui arrivaient jusqu’à elle comme une gifle en plein visage, elle dans sa maison vide, propre pour rien, en perpétuelle jachère. Oh, ils n’ont pas perdu leur affabilité envers elle, loin de là, toujours souriants et gentils quand ils l’aperçoivent dans son jardin, viennent même près de la haie commune pour bavarder un peu. Parlent du temps, de leurs vieilles connaissances de l’époque avant les naufrages. C’est leur façon polie et négligente de lui dire qu’elle est exclue. Et cette balançoire immobile en attente de cris de joie et de rires lui fait un pied de nez, involontairement cruelle.  

« Ça alors ! » s’exclame-t-il en regardant dans son rétroviseur. Un chien, debout, tout hérissé de vent, essaie tant bien que mal de s’équilibrer à l’arrière du pick-up. « Mais c’est quoi cette bête ? D’où est-ce qu’elle sort ? » Instinctivement il ralentit, cherche un endroit où s’arrêter sur le bord de la route plate et longue, tout en contrôlant du regard son visiteur inespéré. Fait le tour du véhicule et s’approche lentement de la bête qui ne bouge pas en le voyant. Elle a les pattes ensanglantées, les griffes rognées jusqu’à la chair, le poil long est couvert de poussière. Elle attend, figée, qu’il fasse le premier pas.  Le vieil homme l’observe pendant quelques instants, pas de collier, pas de traces de violence, juste les pattes en mauvais état, elle a dû beaucoup marcher, les associations d’animaux l’ont sûrement déjà repérée, si elle est là, c’est parce qu’elle est habile. Il repart vers l’avant de la voiture et en revient avec une bouteille d’eau déjà entamée. Coupe tant bien que mal la partie supérieure pour que la bête puisse y introduire son museau et la pose délicatement devant elle. Le chien ne se fait pas prier et commence rapidement à laper le contenu de la gamelle improvisée, sans le lâcher des yeux, puis rassasiée, se couche et commence à lécher ses pattes meurtries. Le vieil homme avance timidement sa main vers la tête de l’animal, qui lève soudain son museau, flaire la main qui s’approche, puis se laisse faire. Après des semaines à errer seul en constant état d’alerte, il est fatigué, et cette caresse rare et bienveillante est une sacrée preuve de confiance. Pas besoin d’avoir peur, il a déjà fait son choix.

En s’approchant de la maison – et ce n’est pas la première fois –, une espèce d’appréhension s’empare de lui. Un sentiment de marcher sur un terrain interdit où il n’est plus le bienvenu. Aujourd’hui plus que d’habitude, car il rentre plus tôt et on ne l’attend pas, ou bien, plus perturbant, on n’y pense même pas, tard ou tôt, quelle différence, les mêmes mots sont prêts à user en toute occasion, bonjour, bonsoir et à demain, baiser sur la joue et s’il veut parler un peu plus, c’est à lui de faire les frais de la conversation, arracher quelques réponses rapides, comme une faveur accordée entre deux bâillements. Exagère le bruit de la clé dans la serrure, battement de porte, elle est dans le salon, lève les yeux par-dessus l’écran de son ordinateur quand elle l’aperçoit, lui fait un signe de la main, comme si elle saluait quelqu’un dans un café pour l’oublier ensuite. Il lui demande si elle sait pour la tempête, elle lui fait non de la tête, demande quand même, aujourd’hui ? Tout de suite. Ah, bon ? Savais pas. Puis replonge dans son ordinateur, sourit à ce qu’elle voit sur l’écran, un sourire qui la rend à elle-même. Il insiste, reste encore un peu, debout, entre les deux fauteuils et la table basse, les enfants ? Elle garde les yeux rivés sur ce qui la fait sourire, pointe vers le bas, la cave, où est aménagée une sorte de salle polyvalente que les adolescents occupent la plupart du temps. Il n’insiste pas, rentre dans la cuisine pour se préparer quelque chose à déjeuner, puis repasse en silence par le salon pour aller s’enfermer dans son bureau. Elle l’interpelle quand même, c’est peut-être pas prudent que je sorte, j’avais besoin d’aller à la mairie pour préparer la salle des fêtes. Pas prudent en effet, lui répond-il, tout en remarquant que lui rendre service fait encore partie de ses attributions. Un valet de trèfle.

Codicille: Encore trop caricatural.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

4 commentaires à propos de “#L6 Trois îlots de solitude”

  1. Longtemps que je voulais faire un petit détour par vos textes.
    Bien aimé les précédents… le délai de quatre secondes pour échapper à …?
    Touchée ici par ce passage entre le vieil homme et le chien, cette usure des pattes, cette gamelle improvisée.

    • Merci infiniment, Elisabeth, d’avoir pris le temps de lire mes textes ! Vos impressions sont précieuses et je me permets de vous emprunter le mot « gamelle », plus juste que celui que j’ai choisi. Merci encore !