# L6 Offerts au monde

Il se pose sous un pont, s’assied sur le macadam, le dos appuyé contre la voute et aplanit la lanière de sa sacoche du plat de la main pour en atténuer le coupant. La désillusion n’a pas encore gagné pas la partie, elle n’a pas les cartes en main. C’est ce qu’il aimerait se dire, c’est qu’il s’efforce de penser, les doigts repassant sans fin cette sangle. Il faudrait un fer. Un fer brûlant qui reléguerait le pli une bonne fois, un fer brûlant qui aurait raison de la toile rêche qui dessine et creuse inlassablement la ligne blessante. Il insiste encore avec le pouce. Bien sûr qu’il est inutile, ce geste qu’il a fait déjà tant et tant de fois. Alors qu’elle était neuve, la lanière se fichait déjà de lui en réduisant par deux sa largeur sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit. Il s’est souvent acharné à lui rendre son aspect originel. Même un fer n’y pourrait rien, même un fer chauffé sur des braises, même un fer rouge. Il appuie plus fort sur le tissu rebelle. Sous le pont, certaines briques sont incrustées de verre. Par groupe de dix, disséminées sous l’arche, elles miroitent vaguement. Ses yeux se posent sur la série haute qui lui fait face. Une, deux, trois, quatre, cinq … Il compte. Dix. Une autre ligne à sa gauche est à mi-hauteur du mur. Un bus ralentit et interrompt le comptage. Il recommence. Dix également. Ces briques, qui les voit, qui s’y arrête ? Un homme peut-être en a eu l’idée, l’initiative ? Une femme ? Est-ce une œuvre d’art ? Il se retourne. Trois autres groupes d’incrustation. Il vérifie, celui qui est le plus proche de lui ne comporte que neuf briques alignées. Une facétie ? Un manque de matériau ? Qui s’en aperçoit ? Qui passe sous ce pont et prend le temps de se rendre compte que certaines briques miroitent légèrement et que sur cette ligne, précisément, il en manque une ? Lui, à l’instant. À qui le dire alors qu’il est seul et à qui s’ouvrir de telles observations ? Le détail infime se met à présent à l’obséder. Pourquoi neuf ? Ses yeux longent le mur à la recherche d’un endroit où pourrait avoir été planquée la dixième, une aspérité qui lui échapperait. Ses doigts, eux, en mode automatique, continuent à s’activer sur la toile, indifférente. Un train vient de passer au-dessus de lui. Il sursaute à contretemps alors que le silence est revenu. Non, pas le silence, des voitures passent ici, le silence laissé par le train après le strident de sa cavalcade.

New York c’est une espèce d’enfance qui ne l’a pas quittée, un rêve puissant qui n’a pas lâché prise. New York, c’est un fantasme à jamais, un fantasme professionnel qui a tout de son côté pour ne jamais passer le stade du tangible. Pourquoi New York et pas un autre minuscule point de la planète ? À cause de la photo accrochée dans le bar de Bruxelles où son père s’enfilait chaque matin un café et un genièvre. Son regard se perdait au long de la poutrelle, où, les jambes pendantes au-dessus du vide, onze ouvriers se tapaient une pause décontractée. Une photo, une contemplation quotidienne quand le paternel vidait sa gorgée d’alcool en une fois et terminait par le café qu’il exigeait toujours très serré puis reprenait dans sa main la main du gosse qu’il était et le déposait à l’école. Ce genre de fantasme, la raison y renonce peu à peu quand la vie s’inscrit objectivement autrement, qu’on n’a pas le budget, qu’on n’a pas l’anglais qu’il faut pour ne pas être ridicule et quand on perd peu à peu l’ambition. Les onze gars, il les admire encore aujourd’hui, les voit toujours fringants, immortalisés dans une jeunesse et une invincibilité définitive. Une reproduction de la photo est chez lui, soigneusement encadrée, à la fois souvenir d’enfance et de son père, parfums de Belgique et mélancolie tranquille. Aujourd’hui, ses mains en ont monté des murs, en ont cimenté des cloisons, en ont coulé des chapes de béton, aujourd’hui, il en a réalisé des projets, des projets sur plan, des projets des autres. Cette cour pavée par exemple, pour laquelle la directrice l’a expressément demandé, parce qu’il fallait que ça soit beau, que les joints soient soignés, que les rangées se succèdent régulièrement. Il a vu New York, dans l’alignement, dès le début. Cela l’a aidé à accepter les prémisses de l’âge où tout fichera la camp.

Mes journées passent comme ça, elles se ressemblent comme des gouttes, des siamoises, elles se reproduisent sans varier d’un poil. Le jour et la nuit font ami-ami, les secondes et les heures font la ribouldingue. Riboul dingue, tiens, jamais pensé. Ribouldingue. Je suis à contretemps, à rebours. Ce que je fais là ? Je m’en souviens pas, ma mémoire s’effiloche comme une bobine qui s’enroule plus dans le bon sens. Le bon sens, c’est fichu pour moi. Ma mémoire, est un fourbi, je vous raconte pas, j’y retrouve pas mes petits, mes petits souvenirs, mes petites choses à moi, y a que mes manies qui se perdent pas. Alors, j’attends. La plupart du temps sans rien faire vraiment. Mes pensées s’affolent, sont folles, tiens jamais pensé. Je suis la folle, la toquée. Ce que je fais là, pourquoi le savoir, pas de compte à rendre moi, si je le savais  pourquoi je vous le dirais ? Je joue avec la lumière, je joue avec les sons. Ecoutez… Quelqu’un arrive. Non, c’est une impression, sous mon crâne, il y a toujours des pas, des pas de sabots, des pas de bottines. Des bottines, il y en avait… il y a longtemps… quelque part. Personne. Je suis seule là-dessous. Sous la tignasse je veux dire. Les autres gardent leurs distances avec la toquée. Quand je leur fais mon show, certains se marrent, les autres tournent les talons. Demi-tour, gauche, on se tire ! V’là la folle.

Trois moments de solitude, trois moments tout intérieurs. Les propositions font avancer mon récit, non pas en l'allongeant et en allant vers une suite, mais en l'étoffant en allant gratter un peu chez les personnages, plutôt en "m'obligeant" à aller gratter un peu! 

https://www.tierslivre.net/ateliers/sous-les-paves/

A propos de Elisabeth Saint-Michel

C'est ma quatrième ( cinquième?) participation aux ateliers proposés par François Bon. Je trouve cela particulièrement énergisant. J'anime moi-même des ateliers d'écriture à Villeneuve d'Ascq (Hauts de France) au sein de l'association Filigrane. Je suis aussi enseignante auprès de jeunes enfants porteurs de handicap. Côté écriture personnelle, j'ai publié deux romans et deux recueils de nouvelles dont le dernier, "disparaître ici" est sorti en mars 2021.