# L8 En suspension

La rampe d’escalier est poisseuse des sueurs déposées. Dans la grande salle que dessert le palier, elle esquisse un entrechat, elle virevolte, il s’élance, leurs pas s’emboitent comme s’ils se connaissaient, ils ne sont jamais vus, c’est la parade, la grande parade, celle du cirque ou du défilé, quand les cuivres sont en tête et que les tambours suivent, quand les cuivres rutilent et que les peaux des tambours tendent la joue, l’orchestre lance la première mesure, il s’en empare et elle le suit, elle s’en défait, il la rejoue, le décor est décorum, de carton-pâte ou de marbre, réel ou né du plus profond de leur imagination, une scène sur laquelle pourraient aussi bien faire leur entrée quelques acteurs de tragédie, épée fourbie à la main, prêts à crier vengeance et à en découdre, des figures drolatiques sortis de cartoon des années 50, fauves étirant leur flemme à l’ombre d’une jungle reconstituée, ou les étoiles montantes d’une danse contemporaine et profonde, une scène sur laquelle ils s’enlacent, brassent l’air de leurs bras légers et entonnent une variation qu’ils improvisent, il lui donne le LA tandis qu’elle égraine la gamme en blanc et noir, en croches vives qui trésaillent et les électrisent, elle décline la gamme, il plaque des accords, le clavier est immense et les harmonies inédites, du jamais entendu, du jamais vu ailleurs qu’ici et maintenant, ailleurs que dans leurs échanges muets. Il danse, son corps n’existe plus, il flotte, il a la sensation de l’eau, de l’évaporation de ce qui pèse, ce qui pèse est déposé là, sa sacoche et sa confusion, son cerveau qui a baissé la garde, a ouvert les vannes et a laissé filer le magma qui y faisait son nid, elle danse, offerte à une parenthèse ouverte dans le creux de sa main, elle se déshabille de tout, se love dans le rythme de leurs semelles sur le plancher, elle se câline, elle se pardonne, la puissance de son rêve est insolente. Ils se trouvent, se chuchotent, ils flottent dans l’air comme dans un tableau de Chagall, comme les amants bleus reproduits sur une carte postale qu’elle garde précieusement, leurs corps se frôlent à peine et se déplacent de concert, ses jambes à lui ne le portent plus, il est hors sol, suspendu, suspendu à elle comme elle l’est à lui.

A propos de Elisabeth Saint-Michel

C'est ma quatrième ( cinquième?) participation aux ateliers proposés par François Bon. Je trouve cela particulièrement énergisant. J'anime moi-même des ateliers d'écriture à Villeneuve d'Ascq (Hauts de France) au sein de l'association Filigrane. Je suis aussi enseignante auprès de jeunes enfants porteurs de handicap. Côté écriture personnelle, j'ai publié deux romans et deux recueils de nouvelles dont le dernier, "disparaître ici" est sorti en mars 2021.