#L9 | Albion Telegraph, découpes

5/7, le reste est à venir, sans doute. Fragments de journaux découpés. Chroniques insignifiantes. Détails dont on ne s’émeut pas. De ces petites choses sans importance dont l’évocation remonte à mon épluchage. Tout est collé dans un carnet d’études. Sur la page de garde, capitales de feutre noire revendiquent les sujets élus.

BISTON BETULARIA
QUIS UT DEUS TÊ
CHIPKO ANDOLAN
LYSANDRA CORIDON

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Les ailes des phalènes du bouleau s’assombrissent. Le phénomène est remarqué à proximité des villes industrielles d’Angleterre : la pollution qui y est générée modifie la couleur des racines, des troncs, des branches, notamment à cause de dépôt de charbon. Les phalènes se posent sur ces surfaces le jour, colorant ainsi leurs ailes. (…) Avec la baisse de la pollution, la forme sombre est appelée à régresser. Les oiseaux ont pour proie les phalènes « visibles », plus claires ; la sélection naturelle a donc un rôle dans le fait que les phalènes aient pu garder une variation claire au cours des années.

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Quis ut Deus, qui est comme Dieu. Voilà des mots terrassant bien mieux que n’importe quelle arme. C’est l’archange Michel qui porte avec lui cette parole céleste. Une phrase que l’on voit parfois sur son bouclier, d’autres fois elle flotte au-dessus de lui tandis qu’il terrasse inlassablement Satan sous la forme d’un dragon. De ces lieux qui lui sont dédiés, souvent isolés, toujours élevés. Dans la hiérarchie céleste, il est le « chef » des anges.

De ces lieux où il est apparu, et où l’on a bâti en son nom :

Sous une figure humaine, face au père d’une muette qui retrouva la parole. Père et fille furent convertis et on construit un temple pour Saint Michel.
Par trois bergers. Annonce victoires chrétiens contre païens. Le lieu est alors consacré.
Lorsqu’on le vit glisser son glaive dans son fourreau, marquant la fin d’une épidémie de peste.
Dans un rêve, par trois fois l’archange apparaît et exige un sanctuaire.

Liste non exhaustive. Faut-il compter l’ensemble des lieux retenus dans la mémoire des peuples ? Et les sanctuaires entre deux pages de carnets ? Quand est-il des fabrications de carton et paillettes avec autel où le dragon est rose ? Ceux conçus de brindilles soigneusement ramassées, honorés par les oiseaux ? Les invisibles, portés dans les cœurs des plus humbles ?

Mystère de l’axe, si l’on en croit la légende, qui relierait plusieurs sites michaéliques. Cet axe invisible, un axe divin, tracé du coup d’épée de l’archange lorsqu’il tua le dragon.

La croix de Saint-Michel, blanche sur fond bleu. Explique peut-être une poignée de regards rêveurs, en réalité croyants, qui admirent les traces fumeuses laissées par les engins déchirant le ciel.

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Le tea time, repas à part entière, un de nos rituels sociaux dont on a l’impression qu’il existe depuis la nuit des temps, tant notre corps lui est docile, se pliant volontiers à dévorer toutes sortes de petites choses en les faisant glisser dans le gosier avec une tasse de thé. Ici, suivant des traditions qui dépassent largement notre ile, on ne fait pas n’importe quoi avec le thé. Il faut de l’eau très pure. L’accès à l’eau courante ne garantit pas un thé rapide. Si l’eau n’est pas de bonne qualité, il faut s’en procurer ailleurs. Le thé a besoin d’une eau très pure, très neutre. Elle ne doit ni être dure, ni être calcaire et ne pas contenir certains éléments, comme le chlore ou le plomb par exemple. Il faut de l’eau minérale ou de source. La sélection de l’eau est un art en soi. Il y a le choix de la théière (fonte, porcelaine, verre, terre cuite, métal…) selon chaque type de thé. Et naturellement le choix du thé, qui dépend des occasions. Le thé ne vient pas d’Europe. Longtemps il faut rêver aux personnes qui en boivent depuis beaucoup plus de siècles que notre ile insignifiante. Il faut penser au théier, qui exige un climat et un terrain que nous ne pouvons lui offrir. Et à un vocabulaire que l’on ne restreint ici que par ignorance ; blanc, vert, bleu-vert, noir, parfumé, fantaisie, semi-fermenté, compressé, méthodes chinoise, japonaise, Formose, feuilles entière, brisées, broyées, cueillette, oxydation, flétrissage, fermentation, séchage cru, bouquet, culture, récolte, eau frémissante, rigueur, amour, vocabulaire auquel nous ne pensons que très peu, nos lunettes s’embuant lorsque nous sirotons notre tasse de thé de cinq heures.

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Quatre jeunes filles ont été aperçu hier matin autour d’un frêne qui devait être abattu non loin de la route de… Dos contre le tronc, elles l’entouraient, se tenant les mains. Arrêtant les forestiers dans leur tâche, elles refusaient de s’écarter de l’arbre. Leur action n’est pas sans rappeler le mouvement Chipko des années 70, lorsque des jeunes villageoises ont entouré de leurs bras des arbres qui devaient être abattus. Elles-mêmes avaient été inspirées par les trois-cent soixante-trois personnes de la communauté hindouiste Bishnoï qui s’étaient littéralement accrochés aux arbres (destinés à l’abattage pour la construction d’un palais) et refusaient de descendre. L’ensemble de ces personnes y trouvèrent la mort. Leur action avait conduit à un décret royal qui interdisait la coupe des arbres dans les territoires où vivaient les Bishnoï. Ces quatre jeunes filles, n’y ont-elles pas songé, alors qu’elles se tenaient contre le tronc, leurs doigts entremêlés, les yeux insoumis ? En fouillant dans mes archives, en croisant les témoignages, j’ai été choqué de découvrir autant de similitudes. J’ai pensé qu’elles étaient ces mêmes femmes. Des immortelles, traversant les époques dans une lutte qui durerait autant que l’existence humaine. Les témoins qui les ont aperçu ont certifiés qu’elles ne posaient pas. Elles étaient liées, ne parlaient pas, elles semblaient pouvoir tenir des heures de la sorte. Cela devait être une bien étrange vision. Quelque scène que l’on ne voit pas tous les jours. Hier soir, d’autres habitant·e·s de la région sont venus prêter main forte. Les forestiers sont quand à eux finalement partis dans la nuit. En écrivant cette brève ce matin, j’ai ressenti un immense soulagement à l’idée que l’arbre avait été préservé. Puis je me suis senti étrangement jaloux. J’aurai aimé être avec elles, protéger cet arbre. J’aurai aimé exister à leur côté, avoir cette raison d’être une poignée d’heures. Il m’est venu l’idée que longtemps après, elles pourraient dire qu’elles avaient été là, prêtes à sauver un vieil arbre de sa coupe. Et qu’il s’agissait d’un sentiment bien plus fort que de celui de tenter de dire le monde en balbutiant dans l’Albion Telegraph. J.M.

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Je suis fière membre de cette minuscule société de personnes rendues familières à l’argus bleu-nacré par le biais d’un paquet de cigarettes W.D. & H.O. Wills. Ils avaient lancé une série de paquets-papillons, avec explications sur le dos. J’avoue ne pas me souvenir des autres papillons. Seulement de l’argus bleu-nacré. Ma tante disait chalk-hill blue, colline de craie bleue, ce qui est tout aussi beau mais n’a strictement rien à voir. Elle expliquait les petites choses avec beaucoup de passion. C’est elle qui m’apprit que lorsqu’ils sont sous leur forme de chenille, les argus bleu-nacré sont généralement accompagnés de fourmis. Ces dernières protègent les chenilles en échange de la substance sucrée qu’elles sécrètent.

L’argus bleu-nacré est une espèce de papillons européens. On en trouve dans le Devon comme dans toute l’Angleterre du Sud*, aussi vous pouvez tenter votre chance de les apercevoir lors de vos promenades. Il est un œuf jusqu’en mars-avril, se transforme une chenille jusqu’au mois de mai, puis demeure dans sa chrysalide jusqu’à la fin de juillet. Il vole dans les jardins jusqu’en septembre. On profite souvent de sa présence dans les jardins en août, où l’argus bleu-nacré cherche à s’accoupler. Il apprécie les lieux secs, les fleurs qui poussent sur des sols calcaires. Son imago** diffère selon le sexe du papillon. C’est ce que l’on appelle un dismorphisme sexuel, fréquent chez les lépidoptères. Le mâle est d’un bleu clair quasi argenté avec une fine bordure brune où l’on distingue comme plusieurs petits yeux, puis d’une franche blanche à l’extrémité de ses ailes. Le revers ses ailes est d’un brun clair avec quelques nuances de bleu. Les femelles ont les ailes brunes, une succession de petits yeux de couleur orange et le même type de bordure que les mâles. Leurs corps est bleu argenté, mais tire plus souvent sur le brun. Le revers de leurs ailes est d’un beau brun orangé. Les femelles sont moins visibles que les mâles, ayant des habitudes plus discrètes et passant moins de temps à voler. M.E.

* A l’exception des Cornouailles.
** Stade final d’un être qui se développe en plusieurs phases.


A propos de Alice Diaz

Enfant, veut être litote. Adolescente, passe beaucoup de temps derrière les écrans à créer des mondes et des personnages. Participe à des ateliers d'écriture. Expérimente la photographie. Fière membre du Castor Magazine. Educatrice spécialisée en devenir. Tient un blog où elle cherche à faire signe.