La branche du verre

Celle qui est  arrivée de Bohême dans la nouvelle région peu avant la guerre de Trente ans aux hurlements de loups

Celle de l’Outre Forêt, des Rustauds et des Protestants considérés comme hérétiques

Celle de la grande famine avec obligation, pour survivre, de manger  herbes des prés, fougères et bouillie de cendres

Celle du temps où les lignées différentes passaient par un même corps de métier, comme suivant un fil transparent  à cause de la dureté du métier et du savoir- faire qui ne devait pas se perdre

Celle qui a appris à lessiver les cendres pour recueillir au fond du pot le résidu salin permettant la vitrification de la silice

Celle dont quatre enfants sur cinq moururent faute de pain et de lait, et le dernier devint maître verrier

Celle qui n’a cessé de déménager, avec ses nombreux enfants et de contribuer malgré tout à l’équilibre des familles portant trois métiers en un –maçon, bûcheron, verrier- sans parler du métier de mère, toujours au four et au moulin

Celle qu’on appelait la Marguerite de la verrerie après le temps des fours et cabanes ambulantes dans la vallée du verre ; à la mort de sa mère, elle poursuivit le travail et se multiplièrent maisons en bois et fours à potasse, comme de nouveaux enfants

Celle qui a eu onze enfants et a vécu treize ans après le décès de son mari

Celle qui, comme bien d’autres, a eu Marie en premier prénom

Celle dont les fils ont porté les noms des trois rois mages qui ont réparti leurs descendants dans trois villages

Celle qui a vu naître les premières vitres laissant passer la lumière du jour dans la chaumière ennuitée par du papier ou des volets en bois

Celle que l’épuisement a emportée dans la vallée du Soldat

Celle qui habitait avec son père quand celui qui allait devenir son mari est venu se perfectionner dans les parages

Celle qui a suivi la campagne de fusion

Celle qui, au moment des fermetures, a voyagé de l’Est au Nord, revenant toujours dans le berceau initial,  entouré de forêts

Celle qui a vu partir vers d’autres régions ou d’autres métiers tous ses enfants

Celle qui est restée célibataire près de sa mère dont elle a déclaré le décès après avoir écrit  un grand livre de recettes étranges en allemand dans une écriture gothique :  « connaissante », capable d’opposer aux maux, maladies et malheurs toutes sortes de remèdes, soigneusement numérotés, souvent à base d’excréments ou de plantes utiles au désensorcellement , elle savait aussi instruire les enfants, jouer de l’accordéon  et une photo la révèle assise sur un tas de bois dans le berceau familial.

Celle qui commençait une phrase dans une langue et la finissait dans l’autre

Celle qui a quitté pour toujours la petite montagne boisée de l’Est quand miroiteries et verreries à vitres ont grandi près du nouveau filon houiller découvert dans le Nord

Celle qui regardait le canal miroitant transporter à l’aller vers la capitale les lentes péniches pleines   de charbon et au retour le  sable de l’Oise pour les souffleurs de verre à vitres

Celle qui avait deux sœurs, les trois ayant donné leur nom à une rue qui existe encore

Celle qui pendant la guerre de 14-18 a tenu son journal en pleine occupation de la ville du Nord où avait atterri sa famille

Celle qui est revenue au pays

Celle qui ne peut plus prendre un gobelet ancien ou un verre d’aujourd’hui ni regarder par la fenêtre sans penser à celles qui ont emprunté la route du verre

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

2 commentaires à propos de “La branche du verre”

  1. Un fil conducteur et l’art de filer le verre. Avez-vous essayé les fragments sans ponctuation aucune ? Il me semble qu’elle tord le texte, qu’elle l’enraye

  2. Tu vois, c’est coulée d’un seul tenant, y compris les blancs entre les versets avec au fil de l’anaphore-amphore des bulles d’air, des rayures (c’est à cause du sable résiduel et de l’imperfection), autant objets maintenus en attente par les cloisons transparentes ou opaques qu’on nomme aussi virgules ou points-virgules, par exemple